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2 février 2022 3 02 /02 /février /2022 11:41

L’un des problèmes majeurs de notre temps, qui subsume en tout cas d’autres problèmes plus « locaux », est celui du lien, ou plutôt de sa dissolution dans le contexte (hyper)individualiste qui est le nôtre.

 

Il ne s’agit pas pour autant de déplorer cette dissolution mais de repérer et de mettre en valeur un ensemble de d’initiatives, de doctrines, de pratiques qui, depuis l’entrée dans la modernité, peuvent constituer autant de ressources. Et il s’agit, avec ces ressources, de construire une machine permettant de faire échec au ressentiment – une véritable machine désirante. Dans l’atmosphère complotiste actuelle qui ne voit en effet que l’argumentation rationnelle reste en grande partie inopérante. C’est une question de rythme de la pensée, en fait. Si les démarches d’un Gérald Bronner sont absolument nécessaires, il me semble urgent de trouver, au-delà de la rationalité, un régime de pensée qualitativement supérieur, source d’une augmentation de puissance – de joie au sens spinoziste du terme.

 

Comment cela est-il possible ? En puisant justement dans ces ressources à notre disposition : par exemple, Bergson nous donne une pensée qui se situe en ce lieu où la vie et le monde nous apparaissent comme une source permanente d’éternelle nouveauté (chap. 3) ; ou encore, la phénoménologie nous permet de revenir à la chair du monde, en-deçà du rapport purement utilitaire aux choses (chap. 4), l’art-thérapie permet de réintroduire du qualitatif dans le rapport au monde des patients (chap. 5) ; la marche pèlerine permet une immersion dans l’environnement, source de joie et de dépassement de l’ego (chap. 6), etc.

 

Certes, me dira t-on, mais ces considérations fumeuses ne sont-elles pas déconnectées de la réalité ordinaire et prosaïque ? Non si je me réfère d’abord à mon rapport à moi-même et aux autres après deux années de travail d’écriture et de transmission sur ces questions. De même si j’en juge par ma confiance et mon rayonnement thérapeutique nouveaux auprès des patients du centre de soin des addictions où je travaille ; ou encore si je prends en considération les retours très gratifiants d’étudiants concernant ma pédagogie dans les universités libres où j’exerce (où je fais un cours sur le conspirationnisme, d’ailleurs).

Au-delà de mon cas personnel, c'est cette entreprise de repérage, de sélection des affects qu'il me semble urgent de privilégier, y compris dans l'éducation, si l'on veut lutter contre le ressentiment, lui-même à la source de nombreuses dérives actuelles.

C’est cette « qualité énergétique » qui, globalement, constitue finalement l’essentiel pour moi, si je jette un regard à la fois rétrospectif et ouvert sur Le Lien à l’ère de l’individualisme.

 

 

https://www.editions-harmattan.fr/livre-le_lien_a_l_ere_de_l_individualisme_la_chair_du_monde_pascal_coulon-9782343250731-72244.html

 

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22 janvier 2022 6 22 /01 /janvier /2022 10:41

 

Après plusieurs mois de silence je publie un article sur mon blog pour signaler la parution chez L'Harmattan de mon livre commencé avant le premier confinement, Le Lien à l'ère de l'individualisme ; La Chair du monde. Je souhaitais à l'origine privilégier La Chair du monde comme titre, mais c'est le choix de l'éditeur d'en faire le sous-titre.

Les derniers articles de ce blog donnent plus de détail sur le contenu du livre puisque une petite dizaine d'entre eux sont constitué d'extraits des différents chapitres ou constituent des introductions à ces chapitres.

 

Le lecteur trouvera ci-dessous la quatrième de couverture du livre, puis un lien permettant de mieux voir la couverture et surtout de le commander chez L'Harmattan. Il est aussi possible de commander le livre sur les plateformes classiques, en librairie, ou même de me contacter afin que je l'envoie, voire que je vous le transmette en main propre.

 

 

 

La question du lien — aussi bien celui horizontal qui nous attache aux autres hommes, que celui vertical qui nous met en connexion avec le cosmos — présente en ce début de 21ème siècle un caractère d’urgence. Manque de lien, sentiment de non-appartenance à un Tout, de rupture avec la nature, perte du sens de notre action, voire de notre vie, ce problème enveloppe différents plans — affectifs, sociaux, existentiels, cosmiques.

Ce livre part plus précisément du moment fondateur de l’entrée dans la modernité, entre le 17e et le 18e siècle. C’est alors en effet que, dans un même mouvement, les liens traditionnels se délitent, mais que ce délitement suscite en retour des résistances, différentes tentatives, et surtout des doctrines et des pratiques visant à retrouver la chair du monde.

Comment déceler une source vive permettant de créer de nouvelles formes de lien plus en adéquation avec l’individualisme des sociétés modernes? Philosophie, art, littérature, sociologie, pratiques spirituelles et éthiques, sont les formes les plus significatives de régénération du lien qui, de l’âge classique à nos jours, sont étudiées dans cet essai afin d’extraire la substance de cette énergie qui traverse l’histoire et de mettre en évidence sa fécondité en termes de réponses aux défis de l’époque contemporaine.

 

Pascal Coulon enseigne la philosophie et l’histoire de l’art depuis une vingtaine d’années dans des lieux aussi différents que des établissements d’enseignement secondaire catholique, des universités ouvertes, des centres de formation pour travailleurs sociaux ou encore des maisons d’arrêt. Ce quatrième ouvrage est aussi fécondé par une longue expérience du voyage en Extrême-Orient, du pèlerinage sur les chemins européens et de pratiques thérapeutiques dans un Centre parisien de soin des addictions.

 

 

https://www.editions-harmattan.fr/livre-le_lien_a_l_ere_de_l_individualisme_la_chair_du_monde_pascal_coulon-9782343250731-72244.html

 

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1 mai 2012 2 01 /05 /mai /2012 19:13

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http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=30395

 

 

Quelques mots d’un petit livre remarquable écrit par Pierre Veissière, édité en 2011 chez Grrr… Art Editions et passé relativement inaperçu lors de sa parution, Kit de secours pour alcoolique. Préfacé par le professeur Bernard Hillemand de l’Académie Nationale de Médecine, le livre est intéressant, non par son ampleur théorique, ou même quantitative – comme son nom l’indique, il s’agit d’un kit d’une centaine de pages au prix modique de 10 euro -, mais en ce qu’il fournit aussi bien à la personne alcoolique qu’au professionnel du soin en alcoologie des éléments très clairs de compréhension de cette problématique, tant sur les plans étiologique que pratique et thérapeutique

 

  IMG184.jpg

 

Mieux écrit que ne le laisse entendre son auteur lui-même qui reconnaît ne pas être un écrivain, il reste agréable à lire. En termes de contenu, d’une part il décrit dans un langage clair et concis le processus de dépendance, mais surtout il met en évidence aussi bien les pièges qui jalonnent le processus de recouvrance qu’un ensemble de supports, de « trucs », de conduites permettant à l’alcoolique en recouvrance de maintenir le cap, de rester sobre et de se reconstruire socialement, psychologiquement et culturellement. L’approche de Pierre Veissière est clairement pragmatique en l’occurrence. Psychosociologue et membre de la Société Française d’Alcoologie (SFA), il ne fait pas secret d’être lui-même un ancien alcoolique – ou, peut-être dirait-il lui-même un alcoolique en rétablissement, selon la terminologie des groupes d’entraide tels que AA. Tout l’intérêt réside dans cette double approche à mon sens, dans la mesure où son expérience personnelle est étayée par un savoir très consistant en alcoologie et un professionnalisme évident.

Cette approche pragmatique ne focalise donc pas sur les questions d’origine de la dépendance, mais, concernant la démarche thérapeutique, son mérite est d’aller à l’essentiel. Elle part du principe que l’alcoolodépendance constitue un franchissement de cap ne permettant pas de revenir en arrière, c’est à dire un retour à une consommation modérée. Autrement dit, la solution passe pour Pierre Veissière par une abstinence totale :

    « Une demande fréquente est d’essayer de comprendre pourquoi l’on a bu. Avec la croyance magique que si l’on débusque les raisons qui ont conduit à trop boire, on pourra retrouver une consommation normale… Sans sous-estimer l’intérêt d’une élucidation, cette quête part d’une confusion : désormais on ne boit plus parce qu’on a des problèmes, on boit parce qu’on est alcoolodépendant. La compréhension des problèmes sous-jacents permettra sans doute d’aller mieux ultérieurement mais ne permettra jamais de reboire. Si l’on est alcoolodépendant, cette démarche peut faire perdre un temps précieux en prenant l’ombre pour la proie » (p. 34).

 Nous avons là un exemple des pièges subtils qui jalonnent le parcours de recouvrance. En même temps, l’expérience et le savoir de PV lui permettent de dédramatiser les choses et d’aborder de façon plus légère (sur le mode du kit), et avec espoir, le parcours de recouvrance.

Ce livre présente enfin un autre intérêt non négligeable pour moi : son expérience personnelle couplée à un savoir théorique et une pratique personnelle éprouvée lui permet d’aborder la question des groupes d’entraide intelligemment - c’est –à-dire de façon non dogmatique, ou encore en termes de complémentarité. Je n’adhère pas sans discussion à l’ensemble de son livre, le revers de ce pragmatisme étant une approche un peu trop sèchement comportementaliste à mon goût., et dans laquelle il manque une dimension culturelle.  Mais je suis entièrement PV concernant l’idée que les groupes, loin de constituer une concurrence, fournissent un support formidable pour les thérapeutes (comme certains d’entre nous ont eu l’occasion de l’affirmer lors de la convention annuelle 2011 de Fédération Addiction à Lyon) :

« Les thérapeutes professionnels ne devraient ressentir aucune concurrence, aucune jalousie vis-à-vis d’un traitement précieux et gratuit. Il est unique et se présente comme un auxiliaire complémentaire. En outre une importante proportion de patients, même s’ils étaient auparavant hors circuit médical, acquièrent grâce au groupe l’habitude de prendre soin d’eux et d’entreprendre avec régularité, les traitements médicaux et psychothérapiques qu’ils négligeaient jusqu’alors. Les thérapeutes rémunérés ne peuvent pas tout et, si le devenir de leurs malades et l’optimisation de la qualité de leurs soins leur importe, ils seront, à la réflexion, enchantés de pouvoir bénéficier de cet apport bénévole, de surcroît souvent reconnaissant à leur égard » (p. 72).

C’est également ainsi que je vois les choses : au sein du centre de soins des addictions où j’exerce, l’engagement dans les soins, la compréhension de leur propre problématique et le parcours d’une façon générale des personnes fréquentant les groupes est loin de constituer un obstacle au travail des personels socio-éducatifs et à la participation des accueillis à nos divers ateliers – qu’ils soient éducatifs, psychothérapiques ou « culturels » (théâtre, art thérapie, chant, philo, histoire de l’art, littérature, yoga).

Pour finir j’émettrais peut-être un bémol concernant ce livre, une question importante d’interprétation : comme je l’écrivais précédemment ( Texte 3. Joie de la sobriété ), si je comprends la nécessité absolue de l’abstinence, je me demande si, sur un plan pragmatique, il est fécond de laisser entendre au patient (ni même peut-être au nouveau membre d’un groupe d'entraide) qu’elle est  destinée à être définitive. Il se pourrait même que ce soit la meilleure manière de le décourager devant ce qui apparaîtrait alors comme une montagne insurmontable et un horizon bien peu lumineux. Pire, cela pourrait même être contre productif au sens où cette perspective lui fournirait un bon prétexte pour esquiver la démarche de recouvrance, puisque cela lui paraîtrait une tâche impossible de toute façon. Je ne suis même pas persuadé que le programme en 12 étapes doive être interprété en ces termes d'abstinence définitive : en effet, l’important n'est-il pas que « juste pour aujourd’hui, avec l’aide des amis, etc., je ne boirai pas » ? Demain sera un autre jour. Il me paraît bien plus fécond d'insister sur cette dimension, plus fidèle à l’esprit ouvert du stoïcisme qui irrigue  les groupes, et plus réaliste au final.

Ceci dit, ce bémol n'est pas nécessairement justifié : je ne sais pas ce qu’en pense PV réellement, cette dimension n’étant pas évoquée dans ce précieux petit livre.

Pour se procurer le kit en ligne:

  a4385 a
La réponse de Pierre Veissière
Bonsoir Pascal
merci de cette amicale critique étayée.
Tu me permettras de formuler quelques observations ; tu en feras ce que tu veux.          

— "Mieux écrit que ne le laisse entendre son auteur lui-même qui reconnaît ne pas être un écrivain, il reste agréable à lire." Je n'aurais jamais dû témoigner de cette fausse modestie : évidemment qu'il est agréable à lire, j'y ai veillé. Français propre et pas de jargon.          

— La "dimension culturelle" est volontairement absente, de même que la non allusion aux 12 étapes. C'est écrit pour tout le monde, toutes associations et institutions confondues , quels que soient les niveaux et les aspirations culturels. Il y a de tout chez les alcooliques, et dans les différentes associations, françaises en particulier, des barbecues-muerguez au grand art. Il y a des "recouvrances" mais aussi des changements complets d'orientation. Que chacun trouve sa voie ! Je ne suis pas sûr non plus que le salut vienne d'une multiplication des Acerma.     

— Sur l'abstinence "définitive" : je suis d'accord, la proposer comme, objectif est un repoussoir. Chapitre 15, Page 79 je le concède d'emblée. Et je n'ai écrit nulle part (ou alors quelle erreur !) qu'elle doive l'être. J'écris, en la définissant page 80, qu'elle est "une conduite, acceptée et durable, d'abstention totale d'alcool." Totale et définitive serait une maladresse et une erreur de présentation.

Il faut en revanche, à mon avis, envisager une durée, ici non précisée. Les 24 heures (si possible reconduites), c'est génial ; mais à Croix bleue, par exemple, ils signent des engagements de plusieurs semaines ou mois, renouvelables. Résolution ferme, en tout cas, sur une durée à déterminer. Avec la pratique, l'aspect "définitif" perd de sa répulsion. C'est un faux problème. Le paysage n'est plus le même, pour un alcoolodépendant, après quelques semaines ou mois d'une abstention, agrémentée des autres moyens thérapeutiques adaptés.

Si le patient va dans un groupe d'entraide, il voit assez vite que la reconstruction solide passe, dans l'esprit de beaucoup de membres, par l'abstinence totale, et que nombre d'entre aux voudraient même avoir l'assurance qu'elle puisse être définitivement acquise.

Si on reprend cette décision tous les jours, le tour est joué : avec un engagement d'un jour beaucoup obtiennent une abstinence définitive ; jusqu'à leur mort, plus jamais ivre. La présentation par les 24 heures permet d'atteindre ce but, sans représenter une montagne infranchissable. Et ça permet de traiter, bien plus aisément, une éventuelle rechute.

« juste pour aujourd’hui, avec l’aide des amis, etc., je ne boirai pas "

Donc, bien sûr, ne pas demander au patient une abstinence de vie entière. Mais une présentation plus habile, un essai mais un essai mené avec détermination, d'une durée bien plus courte, permettra souvent d'atteindre, sans trop de souffrances, l'abstinence et la "recouvrance" qu'elle permet.

 

— Non il n'y a pas de bémol, pas besoin de décourager l'arrivant en lui présentant une perspective insurmontable.

—Tu aimes "recouvrance" ! On n'est pas gâtés par les mots dans notre domaine (alcoolo, abstinence…) . Personnellement, je lui préfère "rétablissement" que je trouve moins "récupération gestionnaire", mieux adapté à la santé, et en progression possible. Mais bon, chacun ses préférences sémantiques !

Voici les précisions que je souhaitais t'apporter.
Je te joins aussi la revue de presse des critiques "pro", toutes assez nettement favorables au "Kit".
Mais il est vrai que les médias grand public ne se sont pas encore manifestés. On verra bien…
             
Amitiés,
Pierre






 

 

 

Le 4 mai 2012 à 16:04, pascal coulon a écrit :

Bonsoir Pierre,
Mission accomplie. Tu verras si tu éprouves le besoin de me répondre.
Peut-être aurons-nous l'occasion de nous rencontrer un de ces jours
Amicalement,
http://0z.fr/BiNJt

Pascal Coulon
http://fraterphilo.over-blog.com

 

 

a4385 a

 

 

 

 

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28 avril 2012 6 28 /04 /avril /2012 10:14

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http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=30395


Le 20/04/2004, lors de la conférence annuelle d’Alcooliques anonymes France, j’ai été élu par cette association comme l’un de ses administrateurs de classe A (non alcoolique). Compte tenu du sérieux de cette association, j'en suis honoré, mais le moins que l’on puisse dire c’est que le résultat de cette élection ne fut pas unanime, et que je suis passé de justesse – ce qui n’est manifestement pas habituel : d’une part, un malentendu a voulu que je prévoie une allocution (voir le texte ci-après) alors que l’on attendait de moi une simple présentation. D’autre part, ma prestation a sûrement souffert du fait que je ne me suis pas senti particulièrement à l’aise avec la rigueur et la complexité des procédures de la conférence que j’ai vécues comme plutôt étouffantes - ce qui est un peu paradoxal compte tenu du formidable potentiel démocratique de l'organisation AA (mais ce malaise est peut-être dû au contraste avec les quelques semaines de pèlerinage sur les chemins de Compostelle, synonyme de grands espaces et de liberté, d'où je revenais tout juste).

Au-delà de mon cas personnel, la question de l'alternative entre la lettre et l'esprit, la tension entre le repli et l'ouverture, ce que j'ai appelé « le clos et l’ouvert » au chapitre VI (Spiritualité et dogmatisme, p. 137) de mon livre Les Groupes d'entraide, m’est apparue très pregnante dans l’ensemble des commissions de cette conférence.


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 D'une façon générale, je peux comprendre la rigueur des "gardiens du temple" dans la mesure où c’est sans doute cette extraordinaire organisation qui rend à la fois l’association pérenne et qui fournit un support de recouvrance individuelle pour  chacun de ses membres. Je n’ai donc rien à redire concernant ce système, sauf qu’il me faudra vérifier avec l’expérience si, compte tenu de mon itinéraire personnel, cet engagement n’arrive pas trop tard pour moi, tout simplement. Quant aux péripéties de cette élection, j’en prends acte. Pour être clair sur mon positionnement, il ne s'agit certes pas de contester principes et traditions, mais un engagement n'a de sens pour moi qu'à se tenir sur la ligne de crête où il est possible de les penser, de les interroger, d'en extraire la substance, d'en découvrir de nouvelles sources de sens, de les faire jouer tout en se les appropriant de façon plus authentique, ici et maintenant. A cet égard, c'est plutôt ainsi, de cette manière vivante et dialectique, qu'il convient d'aborder également la question de l'ouverture et du repli à mon sens, un philosophe de formation ne pouvant, quoi qu'il en soit, abdiquer pensée et esprit critique pour adopter une sorte de "prêt à penser".


Plus généralement, je me dis que cette étrange élection constitue un démarrage original dont il faudra voir ce qu'il contient en germe et ce qu’il est susceptible de générer. Une dernière chose m’a frappé, qui illustre cette fois la beauté des groupes et de la puissance supérieure : le cas de cette jeune femme, l'une des animatrices de la conférence, connue auparavant dans son petit village comme une alcoolique invétérée. Ce dimanche après-midi, elle dut quitter la conférence avant son terme, car depuis sa recouvrance avec le support de AA les habitants de ce village l’ont élue maire, et elle était donc attendue pour le dépouillement du 1er tour du scrutin présidentiel !!  

 

Voici donc le texte de mon allocution :  

          « Il est parfois délicat de débuter ce genre d’allocutions car il faut trouver un équilibre entre lieu commun et originalité, entre consensus et singularité, entre discours accessible et discours élaboré, entre pathos et rationalité. Mais en fait, sans que j’aie eu à chercher plus loin, c’est le BSG lui-même qui m’a fourni une entrée originale pour ce discours. En effet, m’allouer quatre minutes pour cette allocution constitue un signe pour moi. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Ce n’est évidemment pas le chiffre en lui-même qui est ici significatif, mais sa concision et sa redoutable précision : quatre minutes, entre 14H56 et 15H !! Je ne crois pas que l’on puisse trouver une demande d’une telle précision ailleurs que chez AA !! D’une part, cette précision a un aspect cocasse, bien sûr, avec son côté un peu obsessionnel. En outre, construire sérieusement un discours de ce format précis constitue une véritable gageure. Mais, surtout, ce qui m’a tout de suite frappé – et là je viens à quelque chose de plus important à mon sens – c’est le caractère extrêmement ritualisé de cette exigence.

          Je viendrai à la question de l’alcoolisme ensuite, mais disons tout d’abord que cet aspect ritualisé renvoie pour moi à trois choses – interdépendantes, bien sûr - qui me touchent et m’intéressent chez AA : d’une part, la dimension de laboratoire social des fraternités, d’autre part la dimension spirituelle, enfin la dimension éducative.

          De même qu’il est désormais reconnu historiquement qu’avant même les mouvements révolutionnaires, les monastères du Moyen Age ont constitué des laboratoires sociaux au sens où ils ont été à la source d’innovations démocratiques très significatives, je crois que le fonctionnement, l’éthique et les traditions des fraternités représentent aujourd’hui un potentiel de régénération sociale très intéressant, surtout dans cette période de crise où notre modèle individualiste de société montre ses limites. Dans ce contexte, l’alternative du modèle des fraternités est pour moi passionnant à connaître et à expérimenter in vivo, au-delà des réunions elles-mêmes. Compte tenu de la précision des procédures AA, j’ai d’ailleurs certainement beaucoup de choses à apprendre avant d’espérer être utile en quelque manière.

          Quant à la dimension spirituelle de AA, son efficacité, sa profondeur et sa concrétude, si j’ose dire, ne sont plus à démontrer à mon sens, (même si cette dimension est peu connue et reconnue en France) ; la dimension spirituelle des groupes n’est plus à démontrer depuis la révolution intérieure bien connue de Bill lui-même jusqu’aux conversions contemporaines que chacun connaît par des témoignages dans les groupes tous les jours.

          Enfin, dans cet ordre d’idée, j’apprécie aussi la dimension éducative du programme et des groupes, avec ces gens qui, après avoir « touché le fond », refont ensuite leur vie en faisant preuve de qualités morales extraordinaires concernant le rapport à l’autre, la sollicitude, le travail sur soi pour remédier à certains défauts de caractères, le courage que cela suppose, etc.

          Pour ce qui me concerne, je dois dire que ces trois raisons suffiraient à justifier que je désire me rapprocher des fraternités. Mais, en outre, et c’est sans doute l’essentiel pour toutes les personnes qui souffrent de l’alcool, il se trouve  que cette démarche à la fois spirituelle, sociale et morale est initialement formalisée de telle sorte qu’elle est d’abord une démarche thérapeutique. La conversion au cours de laquelle l’alcoolique abandonne la lutte et son orgueil, où il reconnaît son impuissance pour s’en remettre à quelque chose qui le dépasse et dont il est pourtant au principe – à la puissance supérieure et à la confiance du groupe, donc -, cette conversion est aussi un chemin de recouvrance éprouvé qui débouche sur une vie nouvelle faite de sobriété. Ce serait la 4ème dimension des groupes, que j’appellerais volontiers « pragmatique ».

          Dans les milieux du soin des addictions, ce n’est un secret pour personne que j’ai toujours soutenu la démarche des groupes, que j’ai écrit sur eux, que je me suis efforcé de faire en sorte que leur valeur à la fois sociale et thérapeutique soit reconnue. Je dois dire que je suis assez satisfait professionnellement à cet égard, car, après bien des années et bien des discours, le centre qui m’emploie est l’un des seuls à accueillir avec autant de bienveillance de nombreux membres des fraternités. Tout en conservant ma liberté critique vis-à-vis de certains aspects du programme ou des traditions AA – ou plutôt de la manière dont les préceptes sont interprétés -, et tout en développant mes propres ateliers socio-thérapeutiques basés sur d’autres présupposés philosophiques, je crois contribuer modestement à faire progresser tranquillement l’idée que les soins institutionnels ne sont pas incompatibles avec la philosophie des fraternités.

          Ce point de vue bienveillant à l’égard des fraternités est le mien depuis très longtemps, et, en bref, je me considère comme un « compagnon de route » (comme on appelait autrefois les amis non encartés du parti communiste) assez libre de sa parole. Pour toutes ces raisons, ma présence parmi vous s’inscrit dans une certaine logique consistant à poursuivre un dialogue, qui, je le crois, peut s’avérer riche d’enseignement pour moi, pour les membres du BSG, pour ceux des fraternités, pour les intervenants du secteur des addictions ou plus largement le grand public. Je serais donc content de pouvoir m’inscrire dans la mouvance de cette organisation et apporter mon modeste concours à cette tradition.

          Je vous remercie donc d’avance de m’accorder votre confiance, de bien vouloir m’accueillir en tant qu’administrateur AA de classe A, et je vous remercie aussi pour votre écoute. »

 

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3 juillet 2011 7 03 /07 /juillet /2011 12:58

 

 

 

 

L’OPIUM DES PEUPLES

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Il y a quelques mois (avant le printemps arabe) le Centre Culturel Arabe (CCA) de Bruxelles faisait un appel d’offre par l’intermédiaire du Mouvement Anti Utilitariste en Sciences Sociales (MAUSS) pour un colloque ayant trait à l’addiction – L’opium des peuples. Il était question plus largement de ces dépendances destructrices, meurtrières de culture, de ces processus d’aliénation qui uniformisent et transforment les hommes un peu partout en individus consommateur. Voici quelques lignes de « l’appel d’offre » évoquant la thématique que le CCA souhaitait que les chercheurs traitassent :

 

« Les dépendances meurtrières… Cela nous concerne tous parce que ce monde, cette culture, pourtant pluriels, sont en train de mourir de ces dépendances induites par un système sans pitié dont plus personne ne se sent responsable.

De quoi souffrons-nous ? D’une addiction à la consommation (culte des « marques », obsession médicamenteuse, nourriture excessive et nuisible, délire sur les objets, etc.), d’une addiction à l’action des media, aux manifestations des sports de compétition, aux religions. Peu importe, dans ces parties du monde, la fable qui meut et qui restreint les consciences, peu importe que l’on soit juif, chrétien, musulman, ou autre chose : le résultat attendu, partialité manipulable, violence et résignation en spasmes, est le même.

Un poète arabe de renom, Nizar Qabbani, disait « Ce n’est plus du sang qui coule dans les veines des Arabes, c’est du coca-cola ».

Perdu entre des positions présentées comme opposées, mais en vérité, faisant allégeance au même « patron », c’est depuis les « indépendances » nationales que l’irréparable s’accomplit. Fausses indépendances… »

 

Après contact avec les organisateurs et vérification de la qualité des autres participants, j’avais décidé de participer en ma qualité d’intervenant dans le domaine des addictions et de philosophe à ce colloque qui réunissait principalement des sociologues. Mais, une semaine avant l’évènement, la tutelle du Centre (la mairie de Bruxelles, je crois) refusa de le subventionner. D’après la Directrice jointe au téléphone, une action en justice est lancée devant cette décision qu’elle juge arbitraire, méprisante et aux relents purement racistes. Je ne connais ni les tenants et aboutissants éventuellement cachés de cette décision, ni l’historique du Centre, et je ne peux donc me prononcer sur la teneur de cet évènement. Je dois dire cependant que la liste des invités ne laissait pas supposer un dangereux rendez-vous d’extrémistes, ni même de militants, mais tout simplement de chercheurs.

Quoi qu’il en soit, voici – un peu remanié pour les besoins du blog - le texte de mon intervention, si elle doit avoir lieu un jour.

 

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Introduction

Je distinguerai d’abord entre l’idée de consommation de substance psycho actives, dans un cadre traditionnel, rituel et religieux, d’une part, et la problématique contemporaine de l’addiction, d’autre part, en passant pour cela par une analyse socio historique et philosophique qui met en avant la question de l’individualisme et les effets du capitalisme sur ce phénomène.

Ensuite, j’essaierai de voir dans quelle mesure ces mécanismes sociologiques liés aux phénomènes d’addiction ont une effectivité dans la sphère non occidentale. Dans cet ordre d'idées, je mettrai en lien l'addiction d'une façon générale et les effets de déconnection du réel – la production d'une hyper réalité - induits par l'hyper civilisation américaine.

A contrario de la thèse d’un supposé choc de civilisations qui seraient par essence trop différentes, la problématique des addictions et de leur expansion mondiale indique sans doute une sorte d’homogénéisation – des convergences génératrices d’indifférenciation, mais qui sont aussi par là même source de violences, de rivalités, de frustrations et de « mauvaise » émulation concernant les objets de consommation.

J’essaierai cependant, avec la thématique des réseaux fraternels et des groupes d’entraide, de mettre en valeur des alternatives à cette homogénéisation violente, source d’une addiction au quantitatif du « toujours plus ». Ainsi, la notion de fraternité permet de faire référence à ce qui constitue le noyau de notre humanité commune au-delà des différences périphériques (sociales, ethniques, religieuse) dans des situations souvent caractérisées par le danger, le risque, la crainte de la catastrophe, ou même le manque.

Enfin, je m’appuierai sur mon expérience dans le champ du soin des addictions pour montrer comment on peut opposer au zapping pulsionnel de la consommation culturelle une transmission de l’art vecteur d’un désir plus authentique, source de subjectivation et de recomposition de l’humain.

 

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I - DISSOLUTION DU LIEN SOCIAL HOLISTIQUE

A- La consommation des substances psycho actives

L’usage de ce qu’on appelle des substances psychotropes est une constante universelle. Les études archéologiques permettent de faire remonter très loin dans le passé le recours à des substances susceptibles de modifications comportementales ou de la perception.

La dimension sacrée liée aux drogues est évidente dans la mesure où la substance est considérée comme ce qui permet d’ouvrir les portes de perceptions extra sensorielles, d’être en lien avec le divin, ou encore comme un accessoire essentiel de rituel ou d’oblation. Ainsi, chez le peuple Huichol, absorber le cactus Peyotl (d’où proviendra la mescaline) revient à absorber la chair des dieux, à communiquer symboliquement avec la divinité. Idem pour les indiens : dans les Védas, les textes les plus anciens de l’Inde, on parle du rituel du soma, dont il est peut douteux qu’il s’agisse du chanvre. D’autres textes mentionnent le bangh qui est un hallucinogène toujours employé lors de cérémonies rituelles en Inde. D’ailleurs, on fume le shilum en Inde en invoquant Shiva. On le sait, les drogues sont aussi clairement associées aux pratiques chamaniques. De même, le vin est associé depuis longtemps à Dionysos, symbole de vie et de renaissance, sans parler de la symbolique du vin dans le christianisme.

En termes de causalité, sans doute peut-on faire remonter ce type de phénomènes à un problème fondamental de l’existence humaine : ces pratiques, parmi d'autres, feraient ainsi partie de l'arsenal visant à surmonter le traumatisme originaire de la séparation, le sentiment d’incomplétude, de solitude sous-jacent en chacun de nous. L’existence est caractérisée par une détresse initiale liée au sentiment de notre séparation avec un tout originaire – sur le modèle de la séparation du bébé avec sa mère – et qui nourrit toutes les mythologies humaines (du Banquet de Platon au jardin d’Eden, etc.). Le besoin le plus essentiel de l’homme serait donc de surmonter cette séparation avec l’angoisse qu’elle génère. Les drogues seraient une réponse partielle à cette détresse initiale.

 

L’usage est donc une constante dans l’histoire. Simplement, on peut constater que depuis les premiers contacts avec les « plantes magiques » jusqu’aux contextes actuels de consommation et de surconsommation, les usages se sont lentement transformés : contextes sacrés, médicinaux, guerriers, conviviaux, hédonistes, stimulants de la performance, auto thérapeutiques ; tout cela se succède ou se côtoie.

 

Sans y être complètement étrangère, l’addiction relève bien sûr d’une autre problématique que celle liée au contexte sacré, et elle se situe plutôt du côté de l’auto thérapie. En même temps, elle aussi constitue bien souvent une sorte de réponse à un vide existentiel, à une angoisse fondamentale.

On évitera les distinctions supposées subtiles entre addiction et dépendance ; pour aller vite, nous définirons sa manifestation comme le besoin impératif, la nécessité pour un individu de consommer un produit, ou d’adopter un comportement quelconque, malgré sa connaissance des conséquences négatives ultérieures de cette consommation ou de ce comportement, pour lui-même et son entourage. Cet aspect souvent soudain et impératif est aussi appelé compulsion, ou encore « graving ».

Dans les milieux du soin, on s’accorde à penser toutefois que ce problème précis d’addiction ne touche finalement qu’une minorité d’individus, pour des raisons de fragilité personnelle liée à des conditions familiales, psychologiques, génétiques qui se combinent elles-mêmes avec des facteurs sociologiques. C’est la fameuse rencontre d’un produit, d’un individu et d’un contexte socio culturel.

 

B – Egalisation des conditions et individualisme

Dès lors, pour mieux comprendre la problématique de l’addiction proprement dite, et surtout la raison pour laquelle certaines fragilités se manifestent aujourd’hui sous cette forme, il convient à mon sens de prendre en compte l’impact de l’individualisme moderne. Nous le savons depuis Tocqueville – incontournable sur ce point -, cette caractéristique sociologique moderne (qu’il ne faut pas confondre avec la catégorie morale de l’égoïsme) est liée de façon consubstantielle à un mouvement de fond inéluctable, la démocratisation, comprise, non comme une forme particulière de gouvernement, mais comme « égalisation progressive et croissante des conditions ». Ce mouvement de nivellement des strates sociales de l’aristocratie – que l’on appelle la dissolution de la structure holiste –, entraîne corrélativement une dissolution des solidarités attachées à cette ancienne structure hiérarchique de la société, dans laquelle prévalaient devoirs et obligations de castes. C’est sur ce fond de déstructuration que l’on assiste à une atomisation des individus et à une émergence de l’individualisme. Comme l’écrit Tocqueville (1986) :

 

« L’aristocratie avait construit une longue chaîne du paysan au Roi, la démocratie brise la chaîne et met chaque maillon à part ».

        

Dans ce mouvement, tous les rapports entre les hommes se trouvent bouleversés. Du fait de cette démocratisation, ils ne sont plus assignés de toute éternité à une place immuable qui trace leur destinée et circonscrit leur identité ; ils peuvent évoluer, changer de condition, poursuivre un bonheur individuel, faire fortune, la perdre, etc. Selon l’exemple de Tocqueville lui-même, le fait d’être serviteur n’est plus qu’un contrat temporaire, qui n’engage plus corps et âme, et qui ne donne plus tous les droits au maître. Dès lors, les hommes vont moins s’identifier par leur place ou leur fonction dans la structure sociale que par leur intériorité, leurs désirs, et leur personnalité cherchant à se faire reconnaître dans une quête toujours plus profonde d’authenticité. Au terme de ce bouleversement très important, l’individu est devenu le nouveau critère de référence sociologique.

 

L’aristocratie était donc un système solidaire. Il peut sembler bien sûr étrange, voire scandaleux, pour nous modernes, d’évoquer une notion comme la « solidarité » au sujet d’un système où régnaient des formes de domination aussi terribles que le servage. En ce sens, l’émergence de l’individualisme ne peut être bien sûr présentée uniquement sous les sombres auspices d’une déstructuration, et nous ne pouvons que nous féliciter d’une évolution correspondant à un mouvement d’émancipation vis-à-vis de ces tyrannies des temps aristocratiques. D’ailleurs, comme le montre A. Ehrenberg, on ne peut parler vraiment de dissolution du lien social ; l’individualisme contemporain qui met l’individu au centre du jeu est tout simplement une autre manière de faire société, avec un certain nombre d’inconvénients, mais aussi des avantages, comme une possible attention plus affirmée à la personnalité de chaque homme, avec ses caractéristiques singulières.

Reste qu’il s’agissait d’un système holiste caractérisé en premier lieu par un lien d’interdépendance, et donc d’un système structurant malgré tout. Quoi qu’en disent A. Ehrenberg et ceux qui critiquent la pertinence opératoire de l’analyse de Tocqueville pour notre (post)modernité, la modification essentielle de l’ordre social que constitue la rupture de ce lien holistique entraîne corrélativement des bouleversements anthropologiques - situation qui ne laisse d’interroger l’époque contemporaine à bien des égards. Citons, dans le désordre, quelques uns de ses effets - que l’on s’en félicite ou non par ailleurs :

 

-   le déclin de l’autorité, y compris, aujourd’hui, dans les sphères familiale et scolaire ; on parle aussi en psychanalyse de déclin de la référence paternelle ; ce qui tend d’ailleurs à rendre la psy nécessaire ;

-   des formes nouvelles, plus douces et plus subtiles de domination de masse (système médiatique, marketing) après les totalitarismes du 20ème siècle ;

-   la dissolution des solidarités de classes ;

-   le déclin des « grands récits » dans notre ère post moderne, et corrélativement du parti communiste qui contribuait à structurer la classe ouvrière ;

-   la solitude paradoxale de l’individu dans les grandes villes ; le malaise (d’ordre dépressif) inhérent à « la fatigue d’être soi » (pour reprendre le titre du livre de A. Ehrenberg) dans un monde où l’identité n’est plus uniquement assignée par la fonction dans l’ordre social ; il « faut » s’accomplir, se réaliser, jouir à tout prix sous peine d’anormalité ; on a pu parler (Lacan) d’ « impératif surmoïque de la jouissance » ;

-    le déclin des transcendances, la perte tendancielle du sens du sacré qui entraîne de façon inversement proportionnelle des mouvements d’adhésion des plus fragiles, ou des plus avides de spiritualité, dans des sectes - comme l’avaient très bien prévu Tocqueville ou Adam Smith.

-   A mon sens, il va également de soi que ce mouvement général n’est pas étranger à l’explosion des conduites addictives.        

                          

La problématique de la dissolution du lien social holistique permet en quelque sorte de subsumer sous l’unité d’un concept ce mouvement, avec tous ses éléments qui peuvent sembler à première vue quelque peu hétérogènes.

Reste, bien sûr, que tous les individus ne développeront pas des addictions à des produits – seulement en fonction de caractéristiques qui leur sont propres.

 

Mais il faut aller plus loin ; ce mouvement de fond de l’individualisme, que personne ne maîtrise, et que Tocqueville présentait comme « providentiel », c'est-à-dire inexplicable et sans cause humaine assignable, ne suffit pas à expliquer la logique de l’addiction, ni même les détresses sociales et humaines spécifiques de notre modernité. A cet égard, A. Ehrenberg a raison ; il faut prendre en compte aussi des interventions humaines, socio politiques plus repérables et précises qui encouragent cette tendance.

 

 

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C – La transformation de l’individu en consommateur

1 – La perspective foucaldienne

C’est un lieu commun de constater aujourd’hui que nous sommes dans un monde régi par un ensemble de principes libéraux – au sens économique du terme -  tendant à envahir toutes les sphères, et en premier lieu celle de l’Etat moderne. On a pu ainsi parler récemment d’un démantèlement de l’Etat qui repose sur la logique du marketing. Et cela touche les individus, bien sûr, puisque cette logique consiste à inciter les individus à changer de comportements, à intégrer la logique de la performance, à devenir des individus consommateurs.

En ce sens, le capitalisme touche à ce qui définit l’existence humaine. L’homme étant cet être très particulier qui ne peut se contenter d’être là à la manière des choses et des animaux, ce projet qui a toujours à être, à dépasser l’être là de sa condition pour exister, la grande performance du capitalisme – ou son grand dévoiement - aura été d’intégrer cette exigence, de l’assimiler (comme toute chose) à son propre avantage, pour son développement propre. Il aura ainsi réussi à transformer la nécessité de dépassement de soi qui caractérise ou définit essentiellement l’existence humaine, en processus de  production, de consommation et d’accumulation exponentiel.

Or, il ne va pas de soit qu’on puisse ici parler de mécanisme providentiel, comme c’était le cas avec Tocqueville. De fait, tout cela n’est pas arrivé par hasard, n’est pas tombé du ciel : quant à ce processus, il existe des dates et des étapes. A ce sujet, il serait tentant de globaliser, et d’assigner donc simplement la responsabilité de ces phénomènes d’addiction, de détresse et de solitude au libéralisme. Mais il faut justement être ici plus précis, et évoquer le néo libéralisme, lequel, contrairement à certaines idées communes, ne peut être compris comme un simple prolongement, une excroissance monstrueuse de la doctrine libérale classique du laisser faire telle qu’on la connaît depuis le 18ème siècle (A. Smith). Au contraire, une césure apparaît dans son histoire : ainsi Foucault montre qu'afin de refonder le libéralisme dans la première partie du 20ème siècle un véritable interventionnisme de l’Etat se met en place consistant à rompre avec la doctrine libérale du laisser faire – jugée inefficace dans les années 30, suite à la crise de 29.  Foucault (dans ses Cours du Collège de France – Sécurité, territoires et populations) décrit la façon dont en 1938 au colloque de Paris, un certains nombre de libéraux célèbres s’efforcent de définir des nouveaux principes politico économiques afin de faire en sorte que l’Etat intègre les règles juridiques du droit marchand. On peut parler d’interventionnisme libéral.

Ensuite, en 1947 en RFA, l’Etat allemand cherche à se refonder ; mais, pour conjurer les vieux démons du fascisme, cette refondation ne sera tolérée par les forces d’occupation qu’à la condition que cet Etat encourage les libertés, comprise concrètement comme libéralisation des prix. Dès lors, on fait de la concurrence un devoir, une norme inscrite dans la constitution. Il faut donc comprendre aussi, si on se fait l’avocat du diable, que transformer l’individu en consommateur – quels qu’en soit les effets pervers – est toujours préférable à l’individu guerrier.

Le grand saut est enfin accompli dans les années 79 – 80 avec Reagan et Thatcher. Le consensus de Washington instaure une nouvelle norme mondiale, la concurrence généralisée entre Etats, sociétés, firmes, etc., ce qui n’est évidemment pas sans impact sur les hommes. Les individus sont appelés à devenir « les entrepreneurs d’eux-mêmes ». Les Etats prennent l’initiative de libéraliser le système bancaire. On insiste sur la notion de citoyen consommateur, qui a intérêt à la concurrence.

Aujourd’hui, il s’agit donc de réformer l’Etat afin qu’il intériorise le droit privé ; on parle d’individu et d’Etat entrepreneurial ; logique qui s’étend à tous les domaines, et notamment le social (marché de l’aide à la personne, démarche qualité, évaluation quantitative – il s’agit moins d’évaluer réellement que d’inciter les acteurs à intérioriser cette logique). Il s’agit d’obtenir, par transformation de l’Etat, le transfert de la logique de marché, hors marché. Ainsi est vidée de son sens la notion de service public. Cette transformation vise aussi et en priorité l’individu. On cherche à remodeler le sujet, à conquérir son intériorité. Par des mécanismes de peur (chômage) est ainsi produit un individu qui intériorise ces normes, en auto évaluation permanente, comptable de tous ses actes.

 

2 – B. Steigler et les mécanismes du marketing

Il existe aussi des mécanismes subtiles et plus complexes, permettant de comprendre cette métamorphose, ce que signifie cette transformation de l’individu, et comment elle s’est opérée, concrètement et historiquement. Il faut faire ici référence à une théorie américaine du marketing qui commence à avoir une consistance historique ; pour elle, l’essentiel est désormais de contrôler des acheteurs et non pas des marchandises. Aujourd’hui, les marchandises sont de toute façon fournies à faible coût par des pays comme ceux du sud-est asiatique. Dans des recherches très poussées auxquelles je renvoie, B. Steigler montre bien les processus et les techniques - la télévision depuis longtemps, et maintenant Internet, bientôt les nanotechnologies – par lesquelles cette transformation opère, bien souvent euphémisée sous le vocable de « fidélisation du consommateur ». Il montre notamment comment on s’efforce de fixer l’énergie libidinale, comment on détourne l’attention que l’enfant consacre à ses parents, ou même aux objets secondaires susceptibles de sublimation, en dirigeant son identification primaire sur des artéfacts, télévisuels ou autres, contrôlés par les industries culturelles, plutôt que les parents.

Tout cela a aussi une histoire assez précise. Sans entrer dans le détail, à partir du début du XXe siècle, les Etats-Unis en particulier, vont inventer des techniques de contrôle du comportement des individus, pour leur faire adopter des comportements de consommation. Et cela avec l’aide d’Edouard Baynes, neveu de Sigmund Freud, véritable fondateur du marketing, qui va s’appuyer sur les mécanismes inconscients du désir afin de canaliser les désirs des consommateurs et de les soumettre à l’objet industriel. On comprend très bien dès lors comment peuvent se mettre en place ce que l’on appelle des injonctions paradoxales : « que faire quand la ville toute entière devient dealer ?», demande la philosophe Cynthia Fleury. De fait, l’addiction est l’envers du système généralisé. Avec les injonctions paradoxales du système on pourrait parler d’un ajournement permanent d’avoir à devenir adulte, ajournement qu’il favorise. Il existe en effet une servitude volontaire de l’addiction permettant d’éviter l’angoisse du devenir sujet. Et cela dans la mesure où, à des fins de standardisation du désir, le système engendre progressivement un détournement de l’énergie libidinale de ses objets spontanés, mais aussi et surtout de ces objets indirects et secondaires que sont les objets sociaux, les objets de ce que l’on appelle la sublimation, ceux qui entraînent des processus de subjectivation.

 

 

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3 – Addiction générale

D’une certaine façon, les addicts aux substances traditionnelles ne sont jamais que des excroissances quelque peu caricaturales d’une addiction plus générale à laquelle nous succombons tous.

Comme le montre Isabelle Sorente, on pourrait dire que le mal dont nous souffrons tous est l’addiction au calcul, aux chiffres, à une saisie mathématique exponentielle de tous les domaines de la vie – qu’il s’agisse de notre poids sur la balance, d’un compte en banque, de la surface d’un appartement, du taux de fréquentation d’un blog, etc. La liste des mécanismes addictifs au calcul est ainsi quasi infinie ; en galiléo cartésiens fous et hyperboliques, nous tendons à traduire chaque chose en langage mathématique ; ce qui ne serait pas un drame en soi si cette tendance purement productiviste ne modifiait notre rapport à la corporéité du monde, ne réduisait par là même notre humanité, notre sensibilité et notre faculté de raisonner.

De même que les autres substances addictives, mais de façon plus sournoise parce que les chiffres qui régentent nos vie sont souvent impalpables et que le processus est indolore dans ses prémisses, le calcul fait de nous des addicts, avec les conséquences que cela peut entraîner dans notre rapport au monde, à nous-mêmes et aux autres. Ainsi, comme tout addict, le calculateur se ferme au réel pour  poursuivre un rêve de maîtrise absolue, réfractaire à toute incertitude.

Comme chez tout addict obsédé par la quête exclusive et infinie de son produit de choix, notre champ de perception et notre sphère d’intérêt se réduisent en proportion, petit à petit. Ultimement, nous nous enfermons de façon égocentrique dans notre propre monde, un monde de représentations, parallèle à une réalité qui, elle, tend à disparaître (comme l’ont bien vu chacun à leur manière des penseurs aussi divers que Debord, Baudrillard ou Muray)

 

En quoi cela concerne-t-il les pays Arabes, ses immigrations, et sa culture ?

 

 

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II – LE DESIR MIMETIQUE

A – Le dépassement de la sphère occidentale        

De fait, il semble évident que le phénomène décrit plus haut dépasse la sphère occidentale. C‘est le cas en Inde, par exemple. En un sens le mouvement progressif de dissolution des castes, c'est-à-dire d’égalisation croissante des conditions et la montée d’un certain individualisme, est aussi à l’œuvre en Inde ; et il est contemporain de l’entrée de l’Inde dans la mondialisation en 92. Disons que cette entrée officielle a constitué un formidable accélérateur de ce mouvement dans la mesure où, là aussi, on assiste à l’émergence d’une classe moyenne avide de produits de consommation.

Mais, comme rien n’est simple, de récentes études tendent à indiquer que le reflux de la notion de caste, le rejet de cette catégorie comme entité pertinente, ne joue pas nécessairement dans le sens d’une démocratisation réelle - dans la mesure où l’on prend désormais moins en compte l’appartenance à une secte défavorisée pour mettre en place des processus de ségrégation positive, comme par le passé.

 

J’en viens au printemps arabe ; il en existe bien sûr une version optimiste – disons une version kantienne de l’universalité démocratique. L’idée féconde de la Philosophie des Lumières selon laquelle elle constitue un horizon universel. Pour Kant, il n’y aurait ainsi d’incompatibilité de la démocratie avec aucune culture. On ne pourrait certes que s'en féliciter – la suite dira elle-même sa vérité, même si l’on sait que cela prendra du temps.

 

En même temps, le versant pessimiste concernant ce mouvement d'accélération générale peut être illustré par ces mots du poète arabe : « Ce n’est plus du sang qui coule dans les veines des Arabes, c’est du coca-cola ».

Dans un livre à paraître qui compare la civilisation américaine et la culture chinoise, le philosophe Thorsten Botz Borstein opère une rigoureuse et très éclairante distinction conceptuelle entre la civilisation et la culture où il en arrive à démontrer que l'hyper civilisation américaine (et son absence de culture), d'une part,  et l'excès de culture chinois (et son absence de processus de civilisation) d'autre part, contribuent tous deux à la production de deux mondes déconnectés du réel, deux hyper réalités sans véritable lien (et donc, à un dialogue de sourd, avec tous les dangers que cela peut entraîner). Il s'appuie pour cette démonstration sur Deleuze pour montrer comment cette occupation rhizomatique de l'espace contribue à entraîner dans son sillage d'autres territoires, et sur le Baudrillard d'Amérique (auquel j'adjoindrais personnellement les considérations post historiques de Muray sur la société hyper festive). Je n'ai pas suffisamment de compétences en matière de civilisation/culture arabe, et j'ignore dans quelle mesure ce type de distinctions serait ici adéquat ou pertinent. Quoi qu'il en soit, son analyse de l'hyper civilisation américaine et de ses effets est à mon avis éclairante pour notre propos concernant la perte de la réalité, de la raison et des sentiments propice à une addiction généralisée.

En effet, Murray ou Baudrillard nous décrivent une civilisation d’après l’histoire, déréalisée, sans vie, hyper festive, qui rejette ou pourchasse toute négativité : le grand parc de loisir généralisé. La civilisation Disney « intègrera le monde entier dans son univers synthétique, sous la forme d’un vaste « spectacle de la réalité » où la réalité elle-même devient spectacle, où le réel devient un parc à thème ». Baudrillard évoque la vision d’un monde disneyifié, comme une sorte de « centre commercial global » ne comportant pas nécessairement les caractéristiques matérielles de l’architecture Disney, - mais disneyifié au sens où simplement le monde lui-même (ou des parties de ce monde) serait transformé en « reality show » organisé par quelques personnes puissantes, et dans lequel les habitants adopteraient le rôle de figurants. L’intégration d’environnements existant dans la civilisation Disney, ce serait cela le nouvel impérialisme, et la nouvelle servitude volontaire. « La Californie elle-même en vient à ressembler à une gigantesque agglomération de parcs à thème, un lieu de vie des mondes de Disney. C’est un royaume constitué de différentes vitrines de la culture du village global et des paysages mimétiques américains, et qui est empli d’étranges pastiches ». Un monde hyper civilisé, sans négativité, en quelque sorte.

La théorie complète de Baudrillard de la première Guerre du Golf comme un événement qui « n’a jamais eu lieu » doit être comprise comme l’intégration d’environnements culturels existants dans la civilisation Disney. Bien que la Guerre du Golf fût définitivement réelle, l’expérience médiatisée de la guerre semble en avoir pris la place, indépendamment de l’événement lui-même.

 La négativité et sa violence, c’est l’histoire. Dans notre monde disneyifié, des hommes comme Saddam Hussein ou Kadhafi, avec leur violence, leurs contradictions, etc. apparaissent comme les derniers spécimens d’hommes de la négativité, d’avant la fin de l’histoire. Mais, ce ne sont plus en fait que des bouffons amusant la galerie médiatique, et qui n'ont pas compris que l'histoire est terminée depuis longtemps. Bienvenus, peuples arabes, dans le "désert du réel" ! Entrez ici dans la société hyper festive, dans le grand centre commercial généralisé ! Jouez votre partition au coeur du vaste parc de loisir où l'on attend de vous que vous deveniez les bons figurants mimétiques d'une réalité qui, de toute façon, n'existe plus ! Et surtout, n'oubliez pas de consommer !!

 

B - Le mécanisme girardien

Ce processus d'homogénéisation global n'est bien sûr pas sans toute sorte d'impacts et de conséquences sur les rapports entre les hommes et entre les peuples. A cet égard, bien que très éloignée de l’analyse sociologique précédente relative aux métamorphoses du capitalisme (ou même des analyses de Baudrillard), la référence anthropologique à la théorie girardienne du désir et de la rivalité mimétiques fournit une grille de lecture intéressante, qui permet peut-être de rendre compte aussi de la montée de ce phénomène d’addiction à la consommation dans les cultures et pays non occidentaux.

René Girard nous annonce que le désir a une structure triangulaire ; autrement dit qu’il s’enracine ni dans l’objet, ni dans le sujet, mais dans le modèle, c'est-à-dire, virtuellement, le rival. Contrairement aux illusions (romantiques) que nous pouvons éventuellement entretenir, une fois qu’est dépassée la sphère des besoins primaires, notre désir ne se porte jamais directement sur un objet. Notre désir se porte vers ce qui nous est désigné par le désir d’un modèle, lequel risque toujours à terme de devenir un rival.

L’objet est recherché au départ, mais il tend à disparaître au profit de l’être du modèle, qui est le plus enviable. Là aussi, les spécialistes du marketing ayant bien mieux compris les choses que les psychanalystes ou autres philosophes, pour comprendre ce point, on peut penser à ces publicités dans lesquelles on cherche à  éveiller le désir d’un objet par la médiation d’un modèle – une star du sport, du grand écran, une pin up – qui est censée désirer cet objet. Fondamentalement, c’est l’être du modèle que nous désirons. On peut aussi, concernant la rivalité, se représenter des haines existant entre rivaux ; il suffit de songer à des hommes rivalisant pour un poste, ou pour une femme, pendant des années. Le poste ou la femme en question tendra à devenir secondaire, voire à disparaître, au regard de la rivalité, des questions de prestige et de préséance, de la haine, d’une habitude, ou même d’une certaine affection entre les rivaux - bref de la nature de la relation qui s’instaure entre eux.

« Plus le modèle se transforme en obstacle, plus le désir tend à transformer les obstacles en modèles ».

Tout est possible ; le triangle peut en effet s’inverser, l’imitateur devenir un imité, le maître devient esclave et imite l’esclave (c’est la médiation double), l’objet un sujet, etc. Quoi qu’il en soit, le désir, de façon nécessaire, risque toujours d’entraîner la discorde. Ce schéma de la rivalité des désirs est  sans doute encore plus vrai à mesure que ce rival – le médiateur, comme l’appelle R. Girard – se rapproche de nous, qu’il devient un médiateur interne, tendanciellement notre égal ; comme c’est le cas dans nos sociétés démocratiques caractérisées par la perte des transcendances, par une égalisation croissante des conditions, bien décrite par Tocqueville. Dès lors que les hommes sont tous par nature plus ou moins égaux, ils n’imitent plus un être inaccessible (Dieu ou un héros lointain, ou d’une caste supérieure) et tendent à rivaliser pour les mêmes objets, sans qu’aucun d’entre eux ne soit garanti de s’imposer grâce à sa force ou son intelligence.

 

Quel rapport avec les pays arabes et la sphère non occidentale plus généralement, me dira t-on ?

Comme nous l’avons vu, il est possible de parler d’un passage de la médiation externe à la médiation interne. Peut-être voit-on mieux où je veux en venir. La décolonisation, bien évidemment, est un cas de figure de ce passage. De fait, le colon n’est plus un être inaccessible. Il fait partie désormais du même monde, ce qui est souhaitable, bien entendu, mais aussi propice au déchaînement de l’envie, des rivalités, de toute sorte de phénomènes d’émulation pour la possession d’objets qui constituaient autrefois des rêves impossibles.

Mais les mécanismes mimétiques vont plus loin ; paradoxalement, comme dans un rapport interpersonnel où chacun veut faire preuve d’indépendance, veut prouver à l’autre qu’il est autonome, le fait même de refuser notre enracinement mimétique, de prétendre à cette autonomie, augmente la violence, et donc l’indifférenciation – que ce soit au niveau interindividuel ou au niveau inter étatique. On peut parler de convergences homogénéisantes ; le désir mimétique se transforme en rivalités où, vu de l’intérieur du processus, chacun croit se singulariser. Mais un observateur extérieur ne peut que constater que cette volonté de se singulariser par des surenchérissements culturels, religieux, politiques, commerciaux, etc. génère une violence exponentielle et contagieuse qui amène de fait les protagonistes à se ressembler de plus en plus. R. Girard parle de « violence des doubles », qui ne pourra trouver sa résolution que dans le mécanisme de la victime émissaire – laquelle aura pour fonction de cristalliser toute cette violence et de rétablir la paix.

 

 

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III – LA RECOMPOSITION DE LIENS FRATERNELS

Cependant, là où monte le danger, croît aussi ce qui sauve, comme le dit Hôlderlin. La peur peut être propice à une prise de conscience. Elle peut être bonne conseillère, comme l’avait montré Hans Jonas dans une problématique plus environnementale, ou encore Levinas dans la question du rapport à l’Autre. De même, dans le processus d’addiction aux drogues, à l’alcool, etc., quoi qu’il en soit, la peur est bien souvent source d’un revirement, au principe de la conversion soudaine ou progressive vers la sobriété.

Par ailleurs, pour ce qui concerne nos sociétés individualistes modernes, Ehrenberg montre bien qu’on assiste à un tournant personnel de cet individualisme ; ce qui fait que les sentiments, affects, la personnalité enfin de chaque individu est devenue centrale. Et cela dans la mesure où l’individualisme a ceci pour lui qu’idéalement il accorde une même valeur à chacun. Dès lors, ce point de vue permet aussi de reconsidérer la notion d’autonomie. L’individu est certes responsable de lui-même dans l’individualisme, mais on peut distinguer aujourd’hui la « responsabilité abandon » où tout le monde se débrouille, et la « responsabilité participation ». De cette dernière notion ont émergé les celles « d’empowerment », de « capabilité » (Amartya Sen), etc. Il s’agit alors d’encourager les capacités de chacun, de permettre à ceux qui subissent les inégalités de saisir des opportunités en faisant en sorte qu’ils disposent d’un minimum de « biens premiers ».

Mais disons que tout cela reste assez alternatif pour le moment, même si ces idées irriguent la philosophie des centres de soins, par exemple.

 

 

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A – les fraternités.

Je reviens un moment sur le livre d’Isabelle Sorrente. Pour elle, c’est bien la raison qu’il s’agit de recouvrer – mais une raison régénérée par la compassion -, une fois que l’on a touché le fond et admis notre impuissance face à cette dépendance.

Cette idée de reconnaissance de notre impuissance et d’abdication constitue une référence au programme des groupes de conversion (AA, NA, etc.). Le salut, s’il est possible, ne peut en effet intervenir que sur le fond d’une reconnaissance de notre addiction, de notre incapacité à maîtriser le calcul, la compulsion. « La » solution – comme pour les autres substances – ne passe pas par la volonté, ni par la révolte ou la dénonciation stérile, mais au contraire par cette paradoxale reddition initiale qui participe d'une "décongélation" des sentiments humains. C’est à partir de là en effet que se met en place la conversion vers une vie plus authentique,  plus solidaire, plus fraternelle, au-delà de l’ego, dans laquelle il est possible d’échapper à la violence mimétique.

Ce n’est sans doute pas par hasard si les groupes fonctionnent bien en pays d’Islam, et, en Europe, chez les populations d’origine arabe. D’une certaine façon, les groupes fraternels viennent en effet se substituer au lien solidaire traditionnel perdu. Certes, ce lien ne s’articule plus sur une verticale, celle de la pyramide des relations hiérarchiques ; il le fait selon une horizontale caractérisée par la réversibilité des relations entre égaux. L’axe fraternel se substitue en quelque sorte à l’axe paternel. Mais, différence essentielle, il le fait selon des modalités toujours plurielles et locales. On peut en effet parler de petits groupes fraternels qui s’organisent autour d’une problématique particulière. Ce pluralisme fait toute la différence : les fraternités pallient localement, mais concrètement, le lien hiérarchique de la structure holistique.

Dans ce système du don – contre don tel que le décrivent Mauss ou Malinovski, il ne s’agit évidemment pas d’accumuler des choses, mais de créer des liens solidaires sous forme d’amitié, de dettes et d’obligation. Peut-être est-il possible de revivifier la théorie du don, de faire en sorte qu’il ne s’agisse pas seulement d’une survivance. Elle peut  sans doute fournir un paradigme pour penser une société plus juste et plus humaine dans laquelle la rentabilité économique n’est pas le critère unique. Dès lors, il s’agirait d’en régénérer l’esprit pour en faire le socle d’une société plus solidaire. Dans un monde où nous sommes cernés par la menace d’objectivation, où tout devient valeur marchande, l’esprit du don, de par la relation qu’il institue entre les hommes, nous confirme que nous ne sommes pas des choses. Sa logique permet de redonner du sens à notre vie sociale et contient potentiellement des promesses d’une autre société possible - laquelle passe en premier lieu par la construction d’un nouvel imaginaire social.

 

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B - Transmission de l’art versus consommation culturelle

J’ajouterais que, même si c’est insuffisant, le travail d’explicitation ou d’objectivation des mécanismes addictifs, est aussi en lui-même au principe du processus de désaliénation susceptible de nous ramener à une raison pétrie, ou pénétrée, d’humanité.

A cet égard, dans le cadre des problématiques d’addiction, et plus précisément en post cure où il s’agit de reconstruction sociale, psychologique, éducative, culturelle, voire spirituelle, il apparaît que, sous certaines conditions, des ateliers philosophiques et d’histoire de l’art ont une pertinence socio thérapeutique peu contestable. Et cela au sens où c’est en fait l’idée de régénération des humanités dont il est question ici, et que nous nous efforçons de mettre en œuvre modestement à ce niveau et à cette échelle très localisés. Ce type d’activités n’a pas une vocation occupationnelle en effet, ni de « promotion culturelle ». L’idée « d’humanités » a une autre ambition puisqu’il s’agit d’aider les participants à retrouver des formes de sensibilité, un rapport à la réalité médiatisé par certains sentiments humains – lesquels étaient sclérosés au cours de l'addiction. Ces ateliers, comme d'autres techniques, contribuent, nous le souhaitons, à une "décongélation" de la sensibilité, des sentiments et émotions constituant notre humanité.

Plus loin, ils visent à faire percevoir que l’écrivain, le peintre le philosophe qui nous décrivent un trait culturel singulier ne nous parlent pas d’autre chose, paradoxalement, que de ce qui constitue notre commune humanité et que nous pouvons mettre à jour par l'intermédiaire de leur œuvre ; idéalement, leurs œuvres nous donnent des clefs qui nous permettent de nous approfondir, de découvrir de nouvelles régions de nous-mêmes, de l’autre et du monde, ainsi que de nouveaux horizons de sens. Il faut ainsi faire le pari qu’embellir et approfondir par la médiation culturelle les liens qui rattachent à des racines singulières est une façon de nous mettre aussi en lien  avec le reste de l’humanité.

Dans la mesure où l’artiste nous permet de percevoir des aspects de nous-mêmes, du monde, du rapport à l’autre, qui ne sont pas nécessairement régis par l’utilité, la transmission de l’art s’oppose ainsi à la promotion culturelle de l’industrie du même nom qui standardise les désirs. L’art en effet nous permet d’avoir accès à des régions de l’être qui ne sont pas pris dans le réseau des échanges commerciaux. En ce sens il est émancipateur et peut être vecteur de résistance, selon des modalités qui sont toujours à inventer.

Actualiser ce qui resterait à l’état de potentiel chez chacun d’entre nous sans ces médiations, comprendre la profondeur d’un sentiment qui nous anime et pouvoir l’inscrire dans une histoire, percevoir une peinture avec un regard régénéré qui décèle en elle des virtualités inconnues, être touché par un texte classique qui semble nous parler personnellement : nous constatons concrètement que tout cela tend à générer un regain d’estime de soi, source de bien d’autres possibles - les lecteurs ou spectateurs se percevant dès lors comme les dépositaires d’une culture universelle.

 

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CONCLUSION

Nous l’avons vu, l’addiction est un phénomène à la fois général et insidieux, qui dépasse largement le domaine des produits modifiant le comportement, d’une part, et sans doute aujourd’hui la sphère occidentale, d’autre part. A ce niveau de généralité, c'est d'un véritable processus global de déréalisation dont il est question, une déconnection quasi planétaire avec la réalité, la production d'une (ou plusieurs) hyper réalité inhérente à un rapport purement quantitatif à l'environnement et à notre rapport à nous-mêmes et à l'autre.

En réchapper suppose que nous retrouvions la raison, ce qui permettrait de mettre fin à la sclérose, la congélation de  notre sensibilité, de sentiments tels que la compassion pour notre entourage. Processus circulaire sans doute, qui réclame à la fois une vigilance, une conscience, mais aussi le courage d’affronter ce que l’on peut appeler le devenir sujet d’un individu.

Au-delà de ce postulat général, la reconnaissance de notre dépendance - prémisse d’un processus d’émancipation -, l’approfondissement de nos racines culturelles - vecteur de notre commune humanisation -, la constitution de groupes fraternels, de communautés inavouables - source de solidarité toujours locale -, apparaissent comme autant de conditions, mais aussi de supports susceptibles de nous fournir une aide sur ce chemin difficile, tout autant que riche et passionnant.

 

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8 janvier 2011 6 08 /01 /janvier /2011 21:33

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http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=30395 

 

Chacun peut le constater dans sa vie quotidienne, nous sommes tous aujourd’hui soumis à une augmentation exponentielle de ce l’on appelle des injonctions paradoxales – le marketing nous en fournit la forme la plus caricaturale, mais ce n’est pas la seule. Celles-ci ont pour caractéristique essentielle de nous pousser à consommer, mais aussi à être attentif en même temps à notre sécurité, en l’occurrence à prendre en compte les risques inhérents à cette consommation, à réclamer des garanties à ce sujet, etc.

Elargissons un peu : cette injonction se caractérise par un double aspect. D’un côté, l’exigence de liberté et de bonheur. A cet égard, le fameux « jouir sans entraves » de 68 s’est progressivement transformé ces dernières décennies en une obligation au bonheur, qui s’est elle-même dégradée, quasiment assimilée aujourd’hui à un impératif de consommation.

D’un autre côté, cette tendance de fond de nos sociétés démocratiques et individualistes contemporaines s’accompagne d’une exigence, elle aussi exponentielle, de sécurité dans bien des domaines, d’une demande effrénée de réduction des risques, d’une hypertrophie du principe de précaution, avec ultimement l’utopie du risque zéro. Là aussi, nombreux sont les exemples de diverse nature (procès, etc.) dans l’actualité.

En quel sens ces deux tendances sont-elles liées ? Quels sont les fondements idéologiques et l’arrière plan historique et culturel qui conditionnent ces évolutions ? Comment comprendre le paradoxe en question  et quelles en sont les conséquences ?

Au-delà de l’exercice généalogique qui s’appuie sur des travaux assez bien connus aujourd’hui, les quelques hypothèses de cet article s’inscrivent en partie dans une tentative de régénération du questionnement éthique, notamment pour ce qui concerne la question de l’appréhension des risques. A partir d’une réflexion locale, mais hautement significative et représentative en l’occurrence de l’état de notre société quant à ce paradoxe - le domaine du traitement des addictions -, je m’interroge sur de possibles impasses socio thérapeutiques liées à cette nouvelle donne libérale. Dans quelle mesure la réduction systématique des risques peut-elle poser problème, tant sur les plans de la stratégie thérapeutique que, paradoxalement, sur le plan éthique ? Plus loin, faire preuve d’humanité envers quelqu’un revient-il toujours à adopter une posture humanitaire évitant toute souffrance ?

Au final, je fais quelques modestes propositions – elles aussi très locales - allant dans le sens d’une tentative (post) moderne de réhabilitation de notions qui s’inscrivent à contre courant de cette idéologie, telles que le « manque », ou encore « l’épreuve ».

 

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Expression d’une quête émancipatrice, d’une demande accrue de liberté, le « jouir sans entraves » du mouvement de 68 apparaît clairement comme une revendication de ce qu’E. Chiappello et L. Boltanski (Le nouvel esprit du capitalisme) ont appelé la « critique artiste » du capitalisme (les revendications d’autonomie, de créativité, ou encore d’authenticité furent du même ordre. Cette critique, émanant principalement des milieux étudiants, était parallèle à la « critique sociale » des ouvriers, mais contradictoire à bien des égards – notamment avec les revendications de sécurisation du parcours social qui se télescopèrent avec les précédentes). Or, j’ai montré ailleurs (Texte 5. Usages et mésusages de la spiritualité ) que la formidable puissance du capitalisme réside principalement dans son aptitude à se métamorphoser en intégrant, dévorant, se réappropriant dans un même mouvement les critiques et les résistances qu’on lui oppose (et notamment celles de mai 68). Ces revendications de la « critique artiste » ont été ainsi intégrées – les revendications libertaires sont devenues des modalités plus libres de gagner de l’argent, par exemple – précipitant dans le même mouvement la dernière métamorphose du capitalisme, c'est-à-dire le passage de la cité industrielle, avec son pouvoir entrepreneurial, à la cité en réseau avec son pouvoir managérial.

 

C’est dans cette optique qu’il convient d’interpréter à mon sens l’appropriation de slogans comme le libertaire « jouir sans entraves » par le capitalisme. Mais, pour bien saisir ce qui est ici en jeu, il convient aussi de prendre en considération un certain nombre de mécanismes – sociopolitiques, psychologiques - qui président à ce que l’on peut appeler la transformation de l’individu compris comme citoyen en individu consommateur. En effet, cette transformation ne s’est pas produite par hasard, elle vient de loin, il en existe des dates et des étapes précises.

Aujourd’hui, nous en sommes venus à parler d’Etat entrepreneurial, celui-ci étant censé intérioriser le droit privé ; logique qui s’étend à tous les domaines, et notamment le social (marché de l’aide à la personne, démarche qualité, évaluation quantitative – il s’agit moins d’évaluer réellement que d’inciter les acteurs à intérioriser cette logique). Ce qui est ainsi recherché, c’est le transfert de la logique de marché, hors marché, et la transformation subséquente de l’Etat. Ainsi, en arrive progressivement à se vider de son sens la notion de service public.

Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Ce néo libéralisme ne peut simplement être compris comme un prolongement de la doctrine libérale classique du laisser faire (la main invisible). Au contraire, dans la perspective d’une refondation du libéralisme, on peut parler historiquement d’un véritable interventionnisme de l’Etat dans les années 30, consistant à rompre avec la doctrine du laisser faire - inefficace dans le contexte de cette époque de crise importante. De fait, en 1938 au colloque de Paris, pour un certains nombre de libéraux célèbres (Hayek, etc.), la problématique essentielle est de faire en sorte que l’Etat intègre les règles juridiques du droit marchand.

La seconde date - 1947 en RFA - constitue une étape également importante : l’Etat allemand cherche à se refonder, mais, pour conjurer les vieux démons, cette refondation n’est tolérée qu’à la condition que soit encouragée la liberté - laquelle est surtout conçue comme libéralisation des prix. La concurrence devient dès lors un devoir, une norme inscrite dans la constitution.

Le grand saut est accompli dans les années 79 – 80 avec Reagan et Thatcher. Le consensus de Washington instaure une nouvelle norme mondiale, la concurrence généralisée entre Etats, sociétés, firmes, etc. Les Etats prennent alors l’initiative de libéraliser le système bancaire.

 

Or, ce qui est fondamental pour notre propos, c’est que cette transformation générale vise aussi, et en priorité, les individus. Transformation indissociable dans laquelle ces derniers sont appelés dès lors à devenir « les entrepreneurs d’eux-mêmes ». A partir de là, émerge la notion de « citoyen consommateur », qui a intérêt à la concurrence. Dès lors, celui-ci va faire, par le bas, pression sur les entreprises, les employés, etc., et l’Etat ainsi redéfini va le faire par le haut.

On pourrait dire plus fondamentalement que, pendant toute cette période, se joue quelque chose de très important, et qui trouve son expression la plus aboutie aujourd’hui : le remodelage du sujet, la conquête de son intériorité. Par des mécanismes de peur (chômage) – et d’autres plus subtiles (que j’évoque plus loin) - est ainsi produit un individu qui intériorise ces normes, un individu en auto évaluation permanente, comptable de tous ses actes.

 

Quoi qu’il en soit de ce type d’analyses critiques, il existe aujourd’hui dans nos sociétés un consensus sous la forme d’un impératif démocratique de liberté, incontournable et consubstantiel de nos démocraties modernes et du pouvoir libéral. En ce sens, concernant la question de la liberté, celle du libéralisme fournit peut-être le dernier mot sur le plan politique. Dernier mot décevant, certes, mais c’est ce que semble penser en tout cas Foucault à cette époque (début des années 80), qui ne juge ni possible ni souhaitable un renversement du capitalisme. Plus précisément, il considère que la pensée politique échoue à concevoir une liberté authentique, tant cette liberté – instrument du pouvoir libéral - n’est pas sans effets aliénants, comme nous pouvons le constater. Mais cette échec ne manque pas nécessairement de fécondité : autrement dit, cela nous pousse à chercher ailleurs le principe de cette liberté, du côté de l’éthique en l’occurrence - et plus précisément de diverses formes de résistance.

 

Cette posture consistant à ne pas remettre en cause le système capitaliste – on n’en peut sortir – est aussi celle de B. Steigler, apparemment ; ce qui, encore une fois, n’exlue pas des formes de résistances, de détournement et de réaménagement de ce système.

Cependant, concernant la transformation de l’individu citoyen en individu consommateur, l’analyse de B. Steigler, fécondée par l’appareil conceptuel freudien, permet d’aller plus loin. Le cadre de cet article étant trop restreint, je renvoie à ses nombreux travaux sur la question. Disons schématiquement qu’il commence par faire une distinction très éclairante entre désir, susceptible de sublimation, au principe d’un processus de subjectivation, et pulsion d’achat, au principe d’un formatage généralisé et uniforme. Il explique ainsi que la dynamique de consommation imposée par le néo libéralisme a noyé notre libido et qu’il n’y a plus que le marketing pour nous stimuler. Là aussi, cette logique a une histoire (liée, et plus ou moins isomorphe à celle évoquée plus haut) : celle du marketing, avec ses spécialistes de l’inconscient, bien meilleurs freudiens que les psychanalystes. En effet, désireux d’agir sur le consommateur plutôt que sur la production (dans le contexte de surproduction de l’après 1ère guerre mondiale), les Etats-Unis ont créé dans les années 30 des techniques de contrôle du comportement des individus. Il faut ici mentionner des personnages clef comme Edward Bernays (le neveu de Freud), qui met au point des techniques de manipulation de l’inconscient à grande échelle. Dans ce contexte, il s’est agi explicitement de faire adopter à la population des comportements de consommation. Le but – et la technique - étant globalement une canalisation du désir du consommateur vers l’objet industriel.

Les développements des techniques ont bien sûr contribué à un renforcement de ce processus, de cette intériorisation de ces normes et exigences d’achat : B. Steigler montre ainsi comment la télévision, notamment, détourne aujourd’hui l’énergie libidinale des enfants de ses objets spontanés (les parents), mais aussi de ses objets secondaires, de sublimation. Autrement dit, c’est malheureusement tout ce qui a trait au spirituel, au culturel, source infinie d’humanisation, d’élévation et de transformation (civilisatrice) de soi qui est ainsi ravalé, dégradé au statut d’objet fini, quantifiable, commercialisable (ce que je montre aussi - Texte 5. Usages et mésusages de la spiritualité ).

Concernant le renforcement de ce processus, nous pourrions bien sûr évoquer le net, le neuromarketing, les possibilités inhérentes aux nanotechnologies, etc. Ce sont moins ces technologies qui sont en cause d’ailleurs, que leur emploi. A cet égard, un peu comme Marx avec l’appareil de production forgé par la bourgeoisie, B. Steigler pense que ce sont ces nouvelles technologies elles-mêmes – le net avec ses réseaux, ses processus de diffusion horizontaux qui s’opposent à la verticalité du pouvoir – qui recèlent le principe d’un salut possible.

En attendant, on peut parler d’un processus de « décervèlement » consistant ultimement à produire du temps de cerveau disponible, selon la formule célèbre du président de TF1. Processus qui, de plus, et dans la mesure où il produit une transformation de l’objet de désir en objet de besoin, aboutit à ce que l’on peut appeler un « consumérisme addictif », bien connu des professionnels en addictologie.

A cet égard, dans son dernier essai (http://www.actualitte.com/actualite/23455-addiction-generale-isabelle-sorente-chiffres.htm), Isabelle Sorrente met aussi en cause les effets délétères sur le plan des processus addictifs de notre tendance excessive à la quantification, de notre saisie du monde en termes de chiffres.

 

 

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Ce type d’analyses des sciences humaines et sociales (de Steigler, Boltanski, Chanial et Dardot, Foucault, et j’en passe) commence à être connu (notamment des professionnels des soins en addictologie, si j’en juge par les colloques dans lesquels B. Steigler est régulièrement invité – je suis moins convaincu toutefois par les conclusions pratiques qu’ils en tirent, ou qu’ils n’en tirent pas !).

Le second volet de la question - celui de la sécurité – est peut-être moins connu. Au-delà de l’équivocité de la notion – s’agit-il de la sécurité des biens, et donc d’une affaire policière, ou de la sécurité des parcours de vie, et donc d’une affaire sociale ? - le même Foucault (Cours du Collège de France – Naissance du biopouvoir) montre en quoi la question de la sécurité est indissociable du libéralisme.

 

« La liberté de comportement dans le régime libéral […] elle est appelée, on en a besoin, elle va servir de régulateur, mais encore faut-il qu’elle ait été produite et organisée […] la liberté c’est quelque chose qui se fabrique à chaque instant […]

Quel va être alors le principe de calcul de ce coût de fabrication de la liberté ? Le principe de calcul, c’est bien entendu ce que l’on appelle la sécurité […] Problème de sécurité : protéger l’intérêt collectif contre les intérêts individuels. Inversement, protéger les intérêts individuels contre tout ce qui pourrait apparaître comme empiètement de l’intérêt collectif.

[…] Les stratégies de sécurité sont en quelque sorte l’envers et la condition même du libéralisme […] Le libéralisme s’engage dans un mécanisme où il aura à chaque instant à arbitrer la liberté et la sécurité des individus autour de cette notion de danger.

[…] Toute une culture du danger apparaît en effet au 19ème siècle qui est très différente de ces grandes menaces de l’Apocalypse comme la peste, la mort, la guerre du passé […] émergence des dangers quotidiens, perpétuellement animés, réactualisés, mis en circulation par la culture politique du danger du 19ème siècle (crime, hygiène, crainte de dégénérescence, autour de la sexualité) […] Pas de libéralisme sans culture du danger.   

   

De même qu’en ce qui concerne la liberté, l’impératif de sécurité est un incontournable de nos sociétés contemporaines caractérisées par un individualisme lui aussi exponentiel, et sur lequel il n’est guère possible, ni souhaitable, de revenir. Cette extrême attention à la sécurité culmine aujourd’hui dans ce que l’on appelle le principe de précaution. Or, nous sommes confrontés là à un problème : ce principe manifeste la face grimaçante du système, tant il se révèle bien souvent comme son effet pervers. Que faut-il entendre par là ?

Le concept de précaution concerne à l’origine l’écologie dans la période suivant la seconde guerre mondiale, contexte de dissémination nucléaire et de dangers écologiques de toute nature ; ce concept nous vient en effet du philosophe allemand Hans Jonas pour qui nous avons une responsabilité envers les générations futures concernant l’état de la planète. Ce qui signifie, qu’au-delà des précautions et de l’éthique individuelles, les scientifiques doivent aborder recherches et expérimentations « en tremblant » : il est des circonstance où la peur – celle de déchaîner une catastrophe écologique, en l’occurrence – peut être ainsi bonne conseillère.

Tant qu’il avait ce sens, le principe était éminemment fécond. Mais, on le sait, le principe de précaution concerne désormais d’autres domaines – du maire qui doit prendre des précautions dans les permis de construire, à l’assistante maternelle dans une école, au médecin, etc. Pourquoi, dans ces domaines spécifiques, faudrait-il introduire un tel principe ? Il convient certes de demander de la rigueur à tout un chacun dans sa pratique professionnelle et d’imposer un certain nombre de normes. Mais, un chirurgien nous dira que, naturellement, parce que cela fait partie des gestes inhérents à  son activité, il prend toute sorte de précautions avant opération. De plus, les gestes techniques de ces professionnels sont extrêmement codifiés, ils font l’objet de normes précises.

C’est ici que joue à plein la logique – sur son versant pervers - de l’individu consommateur. On assiste en effet ces dernières années à une multiplication exponentielle de normes de sécurité, avec une judiciarisation qui en constitue son corrélatif obligé. Et cette judiciarisation s’accompagne bien sûr d’une logique financière (assurances, avocats, conférences sur la sécurité, matériel soi-disant destiné à réduire des risques, produits de substitution, etc.). Atmosphère générale qui contribue à faire croire au public qu’il serait possible d’éliminer tout risque, voire toute souffrance.

Dès lors, au moindre problème, un procès est intenté. Tendance clairement paranoïaque, le danger étant qu’au final le principe de précaution se retourne contre les patients, les usagers, les clients. Pourquoi ? Parce qu’il devient en priorité la précaution que les médecins, maires, personnels des écoles, etc. prennent pour ne pas se retrouver en procès (les parents appelés par l’école pour un mal de tête ou un saignement bénin, sous prétexte que l’on ne prendra pas le risque (de procès) d’administrer une aspirine ou un antiseptique me comprendront). A la limite, dans une situation où un choix est possible, le chirurgien pourra être tenté de ne pas tenter une opération techniquement difficile parce qu’elle entraîne des risques, et donc un procès possible. Le véritable risque devient dès lors ce que l’on appelle de façon significative « la médecine défensive », avec ses gestes techniques « simples », et l’évitement des risques.

 

Il existe donc un excès, un effet pervers de ce principe, qui l’amène à se retourner contre ses bénéficiaires initiaux (nous tous), à inverser ses finalités originelles. Et cela dans la mesure où il conduit en effet dans bien des domaines les professionnels à se replier derrière la lettre de la loi, de la norme, afin d’éviter toute prise de responsabilité, de risque. Ironie de l’histoire : cette attitude se justifiera en invoquant l’éthique !

Or, l’éthique ne suppose t-elle pas au contraire la capacité de toujours être en mesure de dépasser les normes, d’être ouvert à la nouveauté et aux initiatives que réclament les situations singulières ? Face aux aspects sclérosants de la morale d’une part et du respect des normes d’autre part, l’éthique est régénératrice, elle fait aussi signe vers ce qui toujours ne peut se satisfaire de l’application de la norme, vers ce qui fait appel à notre initiative et à notre engagement. Elle se situe toujours dans cette tension entre prise de risque et application de la norme, dans la façon toujours singulière donc les principes trouvent à s’incarner dans la vie concrète avec ses situations toujours singulières. Comme le dit E. Morin, « en éthique, il n’y a pas de pilotage automatique ».

A cet égard, comme bien d’autres branches du secteur sanitaire et social, celui plus spécifique de l’addictologie est aujourd’hui régi par un certain nombre de normes fonctionnelles et déontologiques rigoureuses (Loi 2002-2, cahiers des charges). Face à certains excès – ou certaines lacunes - du passé liés souvent à des formes d’amateurisme, on ne peut que se féliciter du sérieux de cette nouvelle approche, laquelle fut de plus commandée en grande partie à l’origine par la nécessité de faire face aux risques sanitaires (VIH et VHC). Et, de ce point de vue particulier, cette politique s’est avérée amplement justifiée, tant les résultats en ce domaine sont incontestables (mais, par ailleurs, au risque d’être politiquement incorrect, je me demande, par exemple, si l’insistance sur la position centrale du patient est bien féconde en matière de soins des addictions, tant l’on sait que la question de l’ego et de son dépassement est importante en ce domaine).

 

La RDR fut un succès sanitaire incontestable. Fallait-il pour autant hypertrophier le principe de la réduction des risques au point d’en faire l’alpha et l’oméga en matière de soins en toxicomanie ? Quelle idée étrange que celle de construire toute stratégie thérapeutique sur cette base !! Peut-être faut-il comprendre alors cette politique consistant à accompagner la consommation des dépendant en s’efforçant d’en limiter les risques socio sanitaires comme la pierre de touche, le paradigme de ce lien entre liberté aliénée et exigence de sécurité. Ce serait une mise en abyme de cette problématique générale, c’est à dire la forme extrême, grimaçante, mais logique, de réponse à cette double exigence exponentielle de liberté et de sécurité – liberté aliénée de l’individu transformé en consommateur (pour toutes ces questions, je me permets de renvoyer à mon chapitre II, 3, b de Les groupes d’entraide - http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=30395 ).

De même que le principe de précaution s’est en partie retourné contre les usagers dans divers domaines, en m’appuyant sur un raisonnement analogique, je me demande simplement si la réduction des risques en addictologie – dans la mesure où elle a eu tendance à devenir une offre de soins quasi exclusive - n’est pas devenue un concept paresseux. Par certain de ses aspects, il peut en effet s’avérer aussi bien contre éthique que contre productif pour les demandeurs de soins confrontés à une absence d’offre alternative, en bref une impasse (une voie étroite, quoi qu’il en soit), un paradoxe en termes socio thérapeutiques.

Pour être juste toutefois, il semble qu’un certain nombre de récentes prises de position (encore timides) de tenants de la RDR qui semblent désormais vouloir envisager une abstinence à terme, de rapprochements (entre les fraternités et les professionnels), d’articles, d’initiatives thérapeutiques indiquent un infléchissement positif sur la question – et une certaine forme de recentrage, de retour de balancier.

 

 

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Il faudrait donc inverser cette tendance générale qui nous incite à toujours plus consommer, transformer idéalement le dénaturé « jouir sans entraves » en un « manquer sans entraves » révolutionnaire (pour reprendre l’heureuse expression du jeune philosophe Medhi Bellaj Kacem), slogan post moderne qui vaudrait comme une véritable contre conduite, une de ces micro résistances à valeur éthique telles que les préconisait Foucauld.

Cependant, compte tenu de la Welschantung contemporaine, de cet arrière plan culturel général de nos sociétés occidentales caractérisé par une « injonction surmoïque à la jouissance » (Lacan), il est devenu difficile – politiquement incorrect - de solliciter des notions comme le manque, l’épreuve, l’abstinence, la sobriété, etc. Les professeurs en savent quelque chose !! Cette conception, cette posture est peu évidente aujourd’hui, assimilée facilement à une régression réactionnaire. Elle requiert donc un certain courage éthique – celui de résister, et aussi d’assumer le fait que traiter les gens avec humanité n’implique pas nécessairement faire de l’humanitaire et leur éviter toute souffrance. Il implique bien plutôt de les conduire vers ce qui fait le fond – frustrant souvent, tragique parfois – de notre commune humanité et de leur montrer en quoi ils en sont, eux aussi, les dépositaires.

Le risque d’une telle posture étant donc une sorte de dérive réactionnaire (et à cet égard, il faudrait reconnaître que nous aurions à nous situer sur une crête, en équilibre instable), il s’agirait alors de montrer concrètement que ces idées, non seulement ne sont pas mortifères, mais qu’elles peuvent être source – ou condition – de joie et de puissance, d’une expansion de soi, d’un accomplissement des potentialités humaines de certains individus. Dès lors, pour en rester à la problématique de la dépendance, le parcours des addictions - entendu globalement comme l’itinéraire de la consommation à la recouvrance – pourrait être conçu comme la source d’une expérience humaine, riche et constructive (que l’on parle de processus de subjectivation, d’évolution existentielle, etc.) pour certaines personnes. C’est dans cette optique que devraient être pris en compte et revalorisés des enjeux comme le manque, l’épreuve, etc., dans la mesure où ils peuvent, pour certaines personnes et sous certaines conditions, être source régénératrice de sens et d’estime de soi. Comme l’écrit l’écrivaine Isabelle Sorrente :

 

Ce n’est pas de l’abstinence, C'est dire oui à la vie qui ne s’arrête pas. Oui au mouvement perpétuel du manque. Apprendre à déplacer l’énergie du manque, comme un marin apprend à remonter le vent. Je suis en route, c’est tout ce qui compte. Le manque est vaste comme l’espace, et nous sommes tous des cosmonautes.

 

Considérer ces notions a priori peu attractives comme fécondes et régénératrices, cela implique pour moi de les faire accéder à la question du sens, pour le dire simplement. Ce qui amène à privilégier des activités comme l’approche de l’art, par exemple, qui permettent de se confronter à des enjeux existentiels de cet ordre, tout en en retirant des formes de plaisir. Cela signifie aussi promouvoir des investissements générateurs de sens (et de sublimation) comme la philosophie, le yoga, le pèlerinage, etc. ; et bien entendu les fraternités avec tout ce qu’elles comportent de dimensions spirituelles, d’entraide, etc.

Je ne m’étendrai pas ici sur les fraternités tant cela a déjà fait l’objet de divers travaux (Texte 3. Joie de la sobriété ) et d’un livre (Texte 1. Livre sur les groupes d'entraide ). Il est clair toutefois que les groupes fournissent à mon sens une base d’entraide solide pour le maintient de la sobriété, une amorce de démarche réellement thérapeutique, voire de vie spirituelle – avec ses étapes, le travail sur soi, sa solidarité, etc. Fraternité et solidarité conduisent en outre à affronter plus sereinement les épreuves de notre existence et à leur conférer ainsi un sens susceptible de permettre à tout un chacun de ne pas s’effondrer. De plus, elles peuvent constituer un support vers des investissements extérieurs (art, psychothérapie, etc.).

Concernant les activités qui me touchent à la fois plus personnellement, et surtout professionnellement, je parlerais de valeur socio thérapeutiques des humanités. Je milite pour ma part pour une revalorisation des humanités, qu’il s’agisse des étudiants en service social ou ailleurs, mais aussi pour les soins – sachant là aussi que je flirte avec le risque réactionnaire, et que je suis sommé de montrer en quoi elles sont au contraire vecteur d’ouverture.

En l’occurrence, les ateliers philosophiques sur les enjeux existentiels liés à la mort tels qu’ils ont été mis en place au sein de mon association depuis quelques mois (en attendant la reprise de ceux sur l’amour - Texte 2. Considérations sur l'art d'aimer ) visent aussi paradoxalement - puisque ces enjeux sont la souffrance, la séparation, l’angoisse - à privilégier chez les accueillis une prise de conscience, une vie plus intense, plus libre, faite de plus d’authenticité, d’attention à l’autre (Texte 3. Enjeux existentiels liés à la question de la mort ).

Quant à mes ateliers d’approche de l’histoire de l’art, la pratique de l’esthétique que je cherche à valoriser s’inscrit dans les initiatives de contre conduite – de micro résistance – que j’évoquais plus haut. Elle suppose en effet que l’on se mette en marge du discours actuel dominant de la rentabilité, et qu’on privilégie à l’inverse un discours qui puise ses racines dans l’esprit du don. Un certain type de rapport aux œuvres d’art, une forme de transmission de ce qui fait l’essence d’une œuvre, peut en effet être opposé à la promotion, à l’entreprise de diffusion culturelle. La première étaye un modèle de la transmission de l’art vecteur de (re)subjectivation, et qui peut être inscrite dans une théorie du don ; la seconde s’adresse, non au processus de désir d’un individu singulier, - comme cette industrie voudrait le faire croire -, mais aux pulsions d’un public de consommateurs, comme le montre B. Steigler.

Ainsi, au zapping pulsionnel du présent flottant et indéterminé, l’art permet d’opposer la production sublimée d’un désir dont l’expression s’inscrit dans la durée. Sa puissance structurante peut donc être requise dans notre cadre socio thérapeutique. Les idées de recomposition de l’humain, du lien social, voire du monde, prennent dès lors un sens plus profond (Texte 1. La joie de transmettre ).

Il ne s’agit pas d’avoir des prétentions démesurées concernant les effets de ces activités, mais l’émancipation par rapport aux formes diverses de formatage ou d’aliénation, par la médiation de l’art, peut être considérée comme une entreprise de réappropriation de soi. En effet, qu’il s’agisse de littérature, de théâtre ou de peinture, l’œuvre d’art authentique est, à mon sens, contemporaine d’une rencontre qui précipite l’irruption d’un sujet, ou plus précisément d’un processus de subjectivation. Vertu éducative de l’art, la relation à l’oeuvre nous reconnecte de façon positive avec la vérité de notre désir, c'est-à-dire avec la logique constructive d’un processus de sublimation.

Concrètement, cela signifie que je m’efforce modestement de faire mien le point de vue proustien selon lequel « chaque lecteur est, quand il lit, le lecteur de soi-même ». Autrement dit, les œuvres permettent un accès à des régions de soi-même qui sont bien les notre, mais qui resteraient inaccessibles sans ces livres, ces pièces, ces poèmes, ces toiles, etc. Idéalement donc, au-delà du plaisir et de la joie liées aux œuvres, c’est un processus à la fois d’émancipation de toute sorte de processus aliénants, mais aussi de reconnaissance et de ce que l’on appelle aujourd’hui « estime de soi » que je vise ainsi. J’essaie de donner modestement des clefs qui permettent d’ouvrir à chaque participant de ces ateliers des régions riches et inconnues de lui-même, de lui faire comprendre, sentir, voir, percevoir en quoi tout cela lui parle personnellement ; autrement dit qu’il est lui aussi le dépositaire d’une culture qui tisse le fond de notre commune humanité.

 

 

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Liberté et sécurité sont des impératifs catégoriques de nos sociétés démocratiques. Qui pourrait s’en plaindre ? Il ne saurait être question de retour en arrière à cet égard. Mais, de toute évidence, ces concepts sont bien trop larges en eux-mêmes, susceptibles d’interprétations diverses, et ne permettant pas de prendre en compte des effets de pouvoir, les paradoxes qui risquent de transformer chacun de ces termes en son contraire.

Certes, la responsabilité qui nous incombe face à certains grands problèmes (tel le VIH ou le VHC, pour en rester au domaine socio sanitaire) nous oblige tous, sans états d’âme, à faire en sorte de minorer au maximum les risques de toute nature. Mais cette exigence ne peut résumer l’intégralité d’une politique, et encore moins constituer un horizon philosophique, moral et social – puisqu’il semble que le problème des addictions soit à même de constituer un exemple paradigmatique de l’état de notre société.

La médiocrité d’une société sans risques – tant sur les plans existentiel (je suis jeté dans l’existence et cet inconnu, malgré ses angoisses, me sied car il l’intensifie), qu’éthique (l’éthique  suppose des risques puisqu’elle se joue justement dans ce qui excède la règle), que thérapeutique (la stratégie à cet égard suppose des sauts dans l’inconnu et des prises de risques), que politique (le risque de la démocratie réelle) – est peu compatible avec l’idée que nombre d’entre nous se font de la liberté, et d’une vie digne d’être vécue.

Dans notre monde caractérisé par un matérialisme démocratique où nous sommes cernés de toute part par des menaces d'objectivation, manquer, manquer à être, faire l'expérience du vide, se ressentir comme cet être particulier dont l'être est de néantiser les étants, est peut être l'une des dernières possibilités d'éprouver notre humanité et notre vocation spirituelle. 

 

 

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19 septembre 2010 7 19 /09 /septembre /2010 14:47

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  http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=30395

 

En 2009, est paru (Presses universitaires du Québec) le livre du sociologue canadien Amnon Jacob Suissa, Le monde des AA, Alcooliques, gamblers, narcomanes. Dans cet article, je me propose de commenter seulement quelques points - qui me semblent essentiels au regard de la philosophie des fraternités – mis en évidence dans ce livre par ailleurs très complet et très bien documenté. D’un côté, l’étude de AJS permet en effet de retracer dans le détail la genèse historique des groupes, et abonde en distinctions sociologiques très fines sur les divers postulats, comportements, traditions, etc. des fraternités. C’est ainsi d’ailleurs que je relève rapidement deux anecdotes significatives sur ces groupes dans la première partie de son livre (et de mon article).

D’une façon générale, le livre d’AJS est assez critique concernant ce qu’il appelle « l’idéologie des AA », avec quelques passages toutefois sur les points forts de ce mouvement. En un sens, je pourrais dire que ce livre est – symétriquement - l’exact opposé du mien. Il faut dire à cet égard que sa provenance n’est sans doute pas sans incidence sur cette différence : l’idéologie AA étant très prégnante, voire hégémonique, sur le continent Nord américain, l’auteur cherche des alternatives à ces méthodes - il en décrit d’ailleurs quelques unes dans sa dernière partie. A l’opposé, les fraternités ont chez nous un statut de minorité pour laquelle je m’efforce d’obtenir une forme de reconnaissance ; et cela dans la mesure où, dans une perspective de philosophie sociale, je travaille au déploiement de la logique interne d’une pensée, (Texte 1. Livre sur les groupes d'entraide ) d’une éthique et d’une méthodologie visant à émanciper des individus de phénomènes de dépendance.

Une critique revient de façon récurrente dans ce livre, et intègre ou subsume en quelque sorte une constellation de critiques plus périphériques : la médicalisation de la société que ces groupes sont censés alimenter selon cet auteur, avec ses conséquences éthico politiques. N’étant pas convaincu par la démonstration d’AJS, je m’efforce de montrer en quoi elle comporte un certain nombre de contradictions. D’autre part, au-delà de l’ouvrage particulier d’AJS, ce livre fait apparaître à mon sens les limites de l’approche sociologique pour ce type de sujets, limites qui apparaissent clairement en ce qui concerne notamment le traitement quasi inexistant de la dimension spirituelle des groupes et de ses implications thérapeutiques.

 

 

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Comme sans doute de nombreuses études sur la question des groupes émanant du territoire nord américain, le livre d’AJS est précis, riche en informations de toute nature. Ce travail socio historique permet ainsi d’apprendre beaucoup de choses, pas forcément connues du public français. Notamment le fait que Bill Wilson, le fondateur de AA, a expérimenté le LSD en 1956 en Californie, expérience supervisée par des psychiatres. Expérience assez décisive pour lui, comme pour d’autres, en ce que le LSD aurait participé d’un retrait de ses barrières mentales, lesquelles empêchent normalement un accès à une conscience d’ordre cosmique. Bill aurait donc considéré qu’il s’était agi là d’une véritable expérience spirituelle, féconde en l’occurrence pour le traitement de son alcoolisme. Anecdote qui, personnellement, tendrait à me rendre le personnage plutôt sympathique dans la mesure où elle révèle une facette inconnue de sa personnalité, et qu’elle l’inscrit dans une tradition américaine de la contre culture – au même titre que le psychiatre californien T. Leary, connu également pour ses expérimentations avec le LSD, ou encore l’ethnologue Carlos Castenada et ses études sur les chamanes, voire la route de Kérouac, ou encore le flower power – que j’ai appréciée en son temps. Quoi qu’il en soit, ce versant de l’histoire de Bill permet de remettre en question l’image austère de protestant congrégationaliste que l’on imagine couramment, et plus loin, la réputation d’ayatollah de l’abstinence traditionnellement attachée à ces groupes d’entraide.

La seconde anecdote, beaucoup moins sympathique, concerne la référence à Himmler : pour le dire vite, en 1936, Bill a continué à entretenir des relations avec Buchman, le leader du groupe religieux Oxford, prêcheur de l’abstinence, mais aussi largement compromis avec divers fascistes éminents, proche de Himmler, et qui pensait surtout que les problèmes sociaux ne pouvaient être globalement résolus que par l’intermédiaire d’une théocratie. On peut interpréter cette attitude, certes fortement contestable, comme une observation radicale de la priorité de la recouvrance sur toute autre considération, et surtout comme une mise en pratique scrupuleuse de la 10ème tradition stipulant que les groupes n’ont pas d’avis sur les sujets extérieurs.

Il va de soi cependant qu’est ainsi posé le problème des limites d’une telle attitude, et celui, redoutable (que j’évoque plus loin), de la rencontre entre le programme et une idéologie politique. Cette rencontre alimente t-elle cette idéologie ? Sur un plan éthique, quel positionnement convient-il d’adopter en la circonstance ? Peut-on toujours se contenter d’un repli sur les traditions ?

 

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Plus fondamentalement, la critique récurrente d’AJS concerne la médicalisation de la société que ces groupes seraient censés alimenter, médicalisation dont les tenants et aboutissants éthico politiques dépassent bien entendu la question des fraternités et de leur idéologie particulière. Par souci de concision, je ne ferai pas de citation du livre d’AJS ; mais, si la démonstration est assez convaincante sur ce plan plus général, elle me semble toucher moins juste en ce qui concerne les fraternités.

Tout d’abord, en matière d’addictions, il me semble que les concepts scientifiques sont « toujours déjà » teintés d’idéologie politique[i]. A cet égard, je remarque que l’analogie avec le diabète, comme figure emblématique de la maladie chronique (qui proviendrait des groupes à l’origine, m’a-t-on dit) ne pose pas vraiment problème quand il s’agit de justifier un éventuel traitement de substitution ad eternam. Autrement dit, quand cette métaphore permet de justifier une politique de substitution, ou encore d’alimenter le registre conceptuel de cliniques dispensant des traitements de substitution très onéreux, elle est acceptée sans réel souci. Etrangement, cette référence devient absurde, non scientifique, et comme relevant d’une orthodoxie désastreuse lorsqu’elle émane des groupes.

 

En outre, peut-on, sans contradiction, à la fois reprocher aux groupes cette tendance à la médicalisation, et leur en vouloir de considérer que le salut ne peut venir que d’un abandon de l’espoir en la médecine ?

Si les rapports sont tendus depuis le départ avec les médecins, c’est bien en raison de cette tendance – désormais beaucoup moins radicale – des fraternités à considérer que la solution de leur problème passait par un abandon de tout espoir d’ordre médical. Abandon considéré comme essentiel dans la reddition qui fait partie intégrante du processus spirituel de conversion et de recouvrance. Sans entrer ici dans le détail, la correspondance entre Jung, le psychanalyste zurichois, et Bill est à cet égard tout à fait explicite.

 

Il me semble nécessaire toutefois de clarifier un peu cette question de la maladie. A ce sujet, je me permets de citer mon chap. 2 :

 

« Dans un cadre strictement scientifique, on ne peut, pour le moment, repérer des marqueurs biologiques précis de la dépendance. De fait, des expériences en laboratoire (avec des singes[ii]) montrent qu’il est possible de repérer des terrains génétiques de vulnérabilité, mais en aucun cas un gène particulier de la dépendance qui impliquerait un destin inéluctable. Avec ce type de phénomènes, on ne se situe pas dans le cadre d’une maladie mono génique ; et, dans ce cas de figure, le paradigme mendélien fournit une grille d’intelligibilité insuffisante. De toute façon, l’expression phénotypique d’un génotype reste aléatoire. Pour que s’actualisent effectivement à chaque moment du développement individuel des comportements récurrents de compulsion, les gènes de vulnérabilité en question ont besoin d’être corrélés avec tellement d’autres facteurs environnementaux qu’il est assez dérisoire de chercher une vérité sur cette problématique dans la génétique, du moins en l’état actuel des recherches. »

 

Dès lors, les membres des groupes, dont certains sont parfaitement au fait des avancées de la science, utilisent le terme « maladie » de façon métaphorique. AJS tend à minorer cette distinction, considérant que cela ne change pas grand-chose sur le fond, et que ce statut de malade constitue quoi qu’il en soit une définition réductrice de l’identité. Cette critique touche sans doute juste à divers égards, mais mériterait un approfondissement (qui ne fait pas l’objet de cet article). Plutôt que métaphorique, je parlerais plutôt pour ma part d’approche pragmatique, le concept ayant diverses fonctions de techniques thérapeutiques, éthiques, voire politiques (je me cite là aussi – chap. 2)      

 

« Il est donc probable que, pour beaucoup d’entre eux, cet énoncé n’ait pas valeur de vérité scientifique. Autrement dit, il s’agirait moins à leurs yeux d’un énoncé théorique que d’un énoncé pragmatique. Il convient là aussi de revenir à l’origine ; la simple reconnaissance du statut d’alcoolique est déjà un pas vers la guérison. Comme l’écrit James dans son Précis de psychologie, « L’effort que fera l’alcoolique pour donner le nom d’ivrognerie à son acte ne sera pas loin de le guérir »[iii]. C’est paradoxalement l’idée de la reconnaissance d’une impuissance, et a contrario de l’absence de possibilités de contrôle sur la consommation, qui est ici recherchée (V, 2, §c).

D’autre part, chez le Dr Silkworth lui-même, la conceptualisation de l’alcoolisme comme maladie a eu - aussi - pour but de mettre un terme à la stigmatisation morale et religieuse dont ces personnes étaient l’objet. D’une certaine manière, le concept de dépendance a encore cette vertu aujourd’hui, en ce qu’il permet de dépasser la distinction concernant l’aspect licite ou non des produits, et de mettre fin par là même à la stigmatisation des toxicomanes ainsi qu’à l’hypocrisie concernant l’alcoolisme ».

 

Au-delà de l’aspect épistémologique, pour AJS, le concept de « maladie » serait, sur le plan éthique, une façon de s’exonérer de sa responsabilité. Sur ce point, il me semble que - essentiellement cette fois - la critique passe à côté (je me cite encore, ibidem) :

 

« Il ne s’agit pas pour autant de compassion larmoyante envers les dépendants, ou encore de déresponsabilisation. Dans la philosophie des fraternités, l’assimilation à une maladie implique que ces personnes ne sont pas responsables de leur maladie certes, mais qu’ils le sont des actes à mettre en œuvre pour se rétablir. »

 

Je souligne, parce que cet aspect de la philosophie des AA, lié au « juste pour aujourd’hui », est essentiel, et non pas un élément secondaire de la méthode. Mais surtout, là aussi, la critique est contradictoire. On ne peut en effet à la fois reprocher aux membres de se focaliser sur la maladie et d’esquiver ainsi leur responsabilité, et en même temps leur reprocher – toujours en raison de ce privilège accordé à l’idée de maladie - de ne pas prendre en considération les déterminations sociologiques qui entraînent les phénomènes de dépendance, comme le laisse entendre AJS.

On ne peut donc parler de déresponsabilisation : au contraire, les membres des groupes tendent à considérer que c’est une chose d’analyser, de prendre en compte de l’extérieur, du point de vue du savant, un certain nombre de dimensions sociopolitiques au principe de l’exclusion et des conduites de consommation excessive ; cela en est une autre d’aborder la question de l’intérieur, du point de vue du sujet en situation d’aliénation, et qui cherche à entrer dans un processus de recouvrance. Que les sociologues, les philosophes, les psychologues, les addictologues, les travailleurs sociaux, voire les médecins ou même les politiques se questionnent sur les conditions socio historiques d’une consommation pathologique exponentielle, qu’ils mettent en œuvre ou préconisent des mesures socio thérapeutiques, médicales ou policières à cet égard est certes une nécessité. Mais, du point de vue de celui qui ne parvient pas à modifier des comportements source de souffrance pour lui et son entourage, peu lui chault de savoir que sa conduite est en partie conditionnée socialement ; d’un point de vue pragmatique, nous (les professionnels) sommes assez bien placés pour savoir que ce type de considérations tend même à jouer comme un mécanisme de défocalisation, voire une fuite dans l’intellect, une stratégie d’évitement quoi qu’il en soit des dispositions à prendre pour recouvrer la santé.

Une approche pragmatique de cette problématique permet au contraire d’aborder les faits de façon plus responsable (je cite toujours mon chap. 2) :

 

« Le docteur Silkworth (premier médecin favorable aux groupes) parle d’allergie, ce qui est plus que contestable scientifiquement ; reste que nous faisons tous le constat banal que nous sommes inégaux devant les produits ; quoi qu’en disent les défenseurs de la gestion expérientielle, par exemple, qui entendent déplacer la problématique de la dépendance vers une gestion intelligente du plaisir, il est évident que certaines personnes ne peuvent se permettre de boire, ne serait-ce qu’un verre d’alcool, sans entraîner une rechute totale avec son cortège de conséquences désastreuses[iv]. Il est peu probable que ce soit là une question d’éducation, ou de gestion, cette dernière idée fonctionnant plutôt comme un leurre pour les personnes dépendantes – leurre tendant à alimenter la rhétorique déjà « féconde » du déni. On peut certes dans cet ordre d’idée reprocher à l’idée de nécessité d’abstinence totale sa fermeture, au sens où elle exclue la possibilité d’une « rémission partielle » qui est sans doute possible pour certains individus ; mais, nous doutons qu’ils soient numériquement majoritaires ».

 

Loin d’exonérer le patient de sa responsabilité, les groupes au contraire la sollicitent, dans le processus thérapeutique, et en termes de construction d’eux-mêmes. C’est même, paradoxalement, sans doute un point problématique sur un plan plus politique. Cette question rejoint en effet de façon détournée la critique plus globale d’AJS – laquelle correspond aussi à celle de R. Gori, par exemple, concernant la médicalisation actuelle de la société. Ne pourrait-on dire en effet, que, dans un contexte aggravé par la crise que nous connaissons, l’idéologie des 12 étapes devient l’alliée objective du libéralisme, au sens où elle rencontre ainsi une volonté politique de désengagement de l’Etat dans les secteurs médico sociaux, éducatifs, etc. ?

C’est sans doute un point essentiel, où rien n’est écrit à mon sens, mais où l’on atteint peut-être les limites de l’attitude de neutralité que je décrivais plus haut dans un contexte plus tragique. Quoi qu’il en soit, une question se pose effectivement : les groupes peuvent-ils être considérés comme les promoteurs d’une alter thérapie, avec la dimension de don contre don et de transmission qu’elle implique, ou sont-ils plus prosaïquement l’expression, l’un des nombreux symptômes de l’idéologie libérale qui entraîne vers toujours plus de désengagement et d’hyper individualisme ?

Rien n’est écrit à cet égard, encore une fois, et il leur appartiendra en quelque sorte de se positionner ou non à cet égard; mais je vois mal, là aussi, que l’on puisse sans contradiction reprocher à la fois cette tendance individualiste aux membres des groupes et leur supposée aliénation communautaire. A mon sens, de par leur insistance sur la sobriété (Texte 3. Joie de la sobriété ), leur parcours spirituel et moral et leurs dimensions d’entraide, ils peuvent être considérés comme l’une de ces micro résistances à ce que Raphaël Simone appelle le « monstre doux », cet état de la société actuel qui incarne les prévisions de Tocqueville, et dans lequel nous sommes conduits de façon somnambulique à toujours plus de jouissance, de consommation et d’individualisme.

 

 

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Un autre aspect qui pose problème à mon sens, au-delà du livre particulier d’AJS, est la limite d’une approche sociologique, ou même médicale, pour ce qui concerne la logique interne des fraternités, et notamment leurs dimensions spirituelles. Limites qui vont de pair avec une définition assez faible du pragmatisme, dont on ne voit pas clairement qu’il s’origine en grande partie dans un contexte de débat houleux avec le scientisme du 19ème siècle.

Est-ce dû à sa formation de sociologue, ou à d’autres déterminations ? Toujours est-il qu’AJS s’attache à minorer la distinction opérée par les groupes entre religion et spiritualité ; sa forte insistance sur la filiation des fraternités avec les groupes Oxford dont le dogme était clairement déterminé, s’inscrit dans cette logique, comme s’il fallait absolument mettre en avant la dimension confessionnelle, peut-être fermée, et aussi non scientifique de ces groupes. Cette façon d’appréhender le problème revient à minorer le pouvoir de quelque chose de bien différent, ce qu’il convient de considérer comme une énergie à même de bouleverser aussi bien la trajectoire d’un individu que les catégories d’analyse classiques. En minorant la distinction, on tend à mentionner l’aspect spirituel des groupes comme s’il s’agissait d’une qualité, d’une caractéristique parmi d’autres – comme un certain comportementalisme, ou encore le privilège de l’abstinence. Mais on ferme alors les yeux sur le fait que cette dimension spirituelle change complètement la donne en ce que foi et confiance peuvent permettre de réorienter la vie d’un sujet. D’une part, cette énergie spirituelle tend à bouleverser entièrement la vie d’un homme ; mais, dès lors, elle transcende aussi toutes les autres caractéristiques et articulations de ce qu’il faut persister malgré tout à appeler une méthode thérapeutique, et qui, vue de l’extérieur, peut sembler « étrange », exotique, etc.

 

La référence à William James, philosophe empiriste, pragmatiste, psychologue, au fait des problèmes de dépendance, et dont on trouve mention vers la fin du Gros livre, permet de comprendre cette distinction, et surtout ses implications (je cite mon chap. 4) :

 

Précisons qu’en cette fin du 19ème siècle dominée par le scientisme, dans l’esprit d’un certain nombre de penseurs, l’énergie religieuse, conçue sous sa forme pure en quelque sorte – c’est à dire détachée de tout dogme - fournit un surcroît de sens et de vitalité pour une civilisation tentée par un certain nihilisme. Dans ce contexte, il faut la concevoir comme un vecteur permettant de se redonner la force de croire, « la volonté de croire ». Comme l’écrit D. Lapoujade (2008), « Sous le pragmatisme classique des actes de langage où chacun doit se montrer à la fois pertinent, performant et compétent, se joue autre chose. C’est le profond vitalisme des frères James. Certaines vies sont portées par leur « foi », une foi d’autant plus intense que toute leur vie y est suspendue. »

  

Ainsi, pour James, - et je crois que c’est important ici -, l’énergie dite religieuse n’a pas été donnée aux hommes pour créer des dogmes, mais pour nous permettre de vivre. A cet égard, la référence à une puissance supérieure, à un dieu tel que chacun le conçoit, permet d’opérer la distinction, et s’inscrit dans la lignés des études jamesiennes.

La seule étude moderne, réellement sérieuse d’un penseur d’envergure sur les AA est celle de Bateson à ma connaissance (mais il existe toute une tradition de travaux en psychologie aux USA qui s’attachent aux effets de la spiritualité dans le traitement des addictions), laquelle permet de bien comprendre, en le systématisant, le mécanisme de conversion par lequel un homme touche le fond pour renaître à une seconde vie, plus riche, et plus attentive à l’autre. La référence à cet auteur est un peu limitée chez AJS, compte tenu de son importance dans l’explicitation de la méthode ; en outre, je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas incompréhension de sa part, notamment sur les concepts de symétrie et de complémentarité.

Dans cet ordre d’idées, le traitement par AJS du « juste pour aujourd’hui » est aussi limité. Il insiste notamment sur le fait que cela peut devenir une injonction à cesser de réfléchir et à rentrer dans le rang pour ceux qui se posent des questions sur la méthode. C’est passer sous silence toute la dimension clairement stoïcienne de cette formule, qui invite à se concentrer sur le moment présent afin d’en extraire une force de vie et de recréation de soi. Je crois d’ailleurs qu’il est faux de dire que l’idéologie des AA consiste en une abstinence à vie. Ce serait une pensée parfaitement contre productive, désespérante, et tournée vers l’avenir. Par contre, de façon stoïcienne, juste pour aujourd’hui… Là aussi je cite mon chap. 1 :

 

« …une des idées cardinales des fraternités consiste à se concentrer – plus même, à s’enraciner - dans le présent. Dans le cadre thérapeutique des fraternités, il s’agit d’exercer concrètement sa vigilance sur le moment présent à des fins de reconstruction de soi. Nous dirions que le problème consiste à réhabiliter le présent comme occasion de poser un acte recréateur de soi. Contre l’usure d’un combat qui s’avère long et difficile, tout l’art consiste à saisir la fine pointe de ce présent pour s’en servir comme d’une amorce de liberté. C’est le sens du concept - ou leitmotiv – des groupes « juste pour aujourd’hui » : cette posture vise à éviter de se perdre en conjectures, en inquiétudes sur le futur. Attitude qui se veut d’abord tactique et que l’on peut décrire de façon négative : pour le dépendant en soins l’avenir tend à se donner sous la forme d’un idéal d’abstinence et de bien être (même si c’est en partie illusoire). Par rapport à cet idéal, il compare inévitablement la situation présente et la juge négativement. Inversement, la vision de cet avenir peut aussi présenter un caractère insatisfaisant, désespérant de platitude. Quant au sens opposé - celui du passé -, il tend à générer de la nostalgie. A moins que ce passé ne soit au contraire source de remords et de culpabilité ».

 

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La dernière partie du livre de AJS consiste à interpréter les résultats d’enquêtes sur les groupes, d’une part, et à décrire différentes alternatives à AA. Je ne peux que me féliciter de cette approche. Je me suis suffisamment élevé moi-même, aussi bien dans mes recherches philosophiques que dans le cadre de mon travail d’intervenant, contre l’absence de pluralisme et contre les approches hégémoniques, pour ne pas me mettre en position de défendre une méthode unique. Je crois d’ailleurs que cette volonté d’ouverture est aussi une partie du chemin que les groupes ont fait depuis une vingtaine d’années (et qui leur reste à faire). L’expérience me montre tous les jours que, de toute évidence, cette méthode convient à certains, et peut être contre productive, voire infernale pour d’autres.

Quant aux autres approches décrites par AJS, le temps et l’expérience feront leur œuvre et jugeront de leur fécondité.

 

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[i] La définition-circonscription des concepts elle-même n’est pas « innocente », et relève d’enjeux idéologiques dont nous n’avons pas forcément conscience. Ainsi, par exemple, le fait de subsumer les fraternités et d’autres groupes (comme ASUD ou d’autres groupes de RDR) sous l’unité d’un concept - les « groupes d’entraide » - n’est pas scientifique. C’est une décision dont les ressorts sont enfouis dans notre histoire, psy, émotionnelle, etc. A mon sens, quoi qu’il en soit, c’est encore une manière – sans doute inconsciente – de se détourner des groupes, en déniant leur spécificité, une manière de refuser de mettre en évidence leurs dimensions spirituelles, etc., et surtout de laisser se déployer leur potentiel.

[ii] Voir notamment les travaux du neurobiologiste Philippe Gorwood. Nous renvoyons également au livre du Dr Batel (2008) p. 45 – 47, pour ce qui concerne l’héritabilité des troubles de l’alcoolisation. Globalement, l’auteur parvient à nos conclusions concernant l’apport – positif, mais limité et à utiliser avec parcimonie - de la génétique dans notre domaine d’activités.

[iii] Dans le même ordre d’idées, mais de façon plus pointue techniquement, puisqu’il s’appuie sur la cybernétique, Bateson postule que le problème du traitement  de l’alcoolique est de parvenir à remettre en question ce qu’il appelle « l’épistémologie » commune Occidentale – en gros le dualisme cartésien qui oppose un soi volontaire à la bouteille en l’occurrence – qui ne lui convient pas. L’auteur écrit : «Le but poursuivi est de parvenir à ce que l’alcoolique place son alcoolisme à l’intérieur du « soi », ce qui ressemble fortement à la façon dont  l’analyste jungien tente d’amener son patient à découvrir son « type psychologique » et à apprendre à vivre avec la force et la faiblesse qui lui sont caractéristiques. A l’opposé de cela, la structure contextuelle de la « fierté » alcoolique place l’alcoolisme en dehors du soi : « je peux m’empêcher de boire » » (Bateson, 1977, p. 279). Nous développons ce point plus précisément en V, 2, § c. 

[iv] A cet égard la gestion expérientielle canadienne d’A. Therrien, relayée en France par le Dr A. Morel, nous semble très intéressante, mais uniquement sur le plan de la prévention.

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17 juillet 2010 6 17 /07 /juillet /2010 12:24

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 http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=30395

 

 

Les 10 et 11 juin 2010 ont donc eu lieu les journées nationales de l’ANITEA (Association Nationale des Intervenants en Toxicomanie et Addictologie) à Arcachon.

 

Des intervenants de haut niveau, entre les sociologues G. Lipovetski et M. Cohen, les neuroscientifiques M. Le Moal et J.D. Vincent, quelques psychanalystes (D. Jacques). L’absence remarquée de R. Bachelot, mais la présence du Président de la MILDT (E. Apaire) qui insista sur la nécessité de l’interdisciplinarité et du travail en réseau. Des interventions d’une qualité correspondant à ce niveau, quoique sans grande surprise. Le cadre restreint de cet article ne permet évidemment pas de rendre compte de la richesse de ces interventions (et ce n’est pas le but) ; mais disons que G. Lipovetski continue à filer la trame tocquevillienne du passage d’une société holiste à une société individualiste en la (post) modernisant. Il déploie ainsi toutes les implications de cette mutation en complexifiant la problématique initiée par Tocqueville (sans citer cette source, mais peut-être le fait-il dans certains de ses écrits) pour l’adapter aux contemporains que nous sommes ; et, en l’occurrence, il mit en évidence ce que cette situation entraîne pour les problématiques de dépendance.

M. Cohen effectua une critique de la pseudo scientificité de la psychiatrie depuis une quarantaine d’années : des études sur les neuroleptiques et les antidépresseurs montreraient en effet qu’il n’y a aucune différence en termes d’efficacité entre ceux des années 60 et ceux d’aujourd’hui. Le poids de l’industrie pharmaceutique fut mis en avant dans la détermination des pathologies mentales (comme je le fais aussi dans mon chap. 2) ; en bref, le médicament n’offre que peu de réponse à la détresse, et c’est la même chose depuis 1950. Mais, M. Cohen et M. Le Moal tombèrent finalement d’accord sur le bon et le mauvais usages des neurosciences dès lors que l’on accepte quelques postulats de base des neurosciences (à toute modification dans le domaine mental correspond un événement dans le domaine physique, par exemple), et que l’on sort des versions caricaturales de ces dernières.

Le psychanalyste belge D. Jacques m’a beaucoup intéressé dans la mesure où son exposé consista en un récit de son itinéraire  - récit dans lequel apparaissait une pointe de désabusement. Défenseur, militant et enthousiaste, de la substitution dans les années 70 – 80, ayant une approche humaniste et progressiste, son ton indiquait qu’il en était revenu devant ce qu’était devenue la politique de RDR (mais, je n’ai pu écouter D. Jacques jusqu’au bout pour cause de train de retour pour Paris).

 

C’est, bien sûr, J.P. Couteron, Président de l’ANITEA, qui présenta ces intervenants dans son discours introductif. Je retiens de son discours - dans le sillage de la montée exponentielle de l’individualisme mise en évidence par Lipovetski - la notion de société addictogène dans laquelle nous sommes soumis à des injonctions de plus en plus paradoxales. Globalement, notre société consumériste disqualifie d’emblée les valeurs de prévention, et il est donc paradoxal de faire de l’abstinence la norme dans une société où c’est justement l’excès qui est la norme (mais ne faut-il pas résister justement ?). Une allusion également aux risques d’approche mécanique de la Réduction Des Risques (RDR) - doux euphémisme - qui serait une manière d’éviter d’avoir à se confronter à l’intime de l’usager. Plus généralement, en conséquence des nombreux risques de désaffiliation liés à cette post modernité, J.P. Couteron fit appel aux notions de « capability » chez A. Sen et de « care » – très à la mode ces temps-ci – dans lesquelles il s’agit d’être attentif aux divers éléments permettant de privilégier, non seulement une vie décente, mais aussi la croissance et la réalisation de soi des patients (en l’occurrence).

 

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Quant aux fraternités et à l’abstinence, j’avais un petit espoir de voir ces sujets abordés de façon non dogmatique. La RDR s'étant construite de façon militante contre l'abstinence, de fait, parler aujourd'hui d'abstinence est assimilé à un positionnement politique, réactionnaire, contre la RDR. Ce qui explique la difficulté conceptuelle et le non dit permanent lors de n'importe quelle rencontre entre un représentant de NA et un professionnel, d’une part, mais aussi entre défenseurs de la RDR et professionnels (comme moi) qui osent envisager d’autres possibilités. En bref, comme je l’explique dans un autre article (Texte 1. Livre sur les groupes d'entraide ), je ne vois vraiment pas pourquoi on ne pourrait pas aborder le paysage du soin de façon sereine et non caricaturale sous forme d’un éventail de possibilités au sein duquel l’abstinence serait une alternative parmi d’autres. Concernant cette dernière, il est certes possible de l’envisager de façon uniquement restrictive ; mais j’ai aussi tenté de montrer (Texte 3. Joie de la sobriété ) qu’il était possible de l’interpréter de façon positive, comme un art, une discipline de soi, avec la joie qu’elle procure. Ou encore, ce qui n’est pas antinomique, comme une épreuve, certes, mais qui, bien menée et soutenue, peut être aussi une riche expérience-source d’évolution existentielle.

Enfin, pour être clair concernant la RDR et éviter là aussi la caricature, je rappelle ma position telle que je la définis dans le chap. 2 de mon livre, et qui est la même depuis de nombreuses années :

 

« … qu’il existe des politiques de substitution, voire de dépénalisation, afin d’éviter des souffrances inutiles et injustes à ceux qui ne peuvent faire autrement, nous semble une bonne chose. En bref, qu’il s’agisse là d’une alternative féconde et progressiste, nous ne saurions le contester. D’autant que cette politique s’est avérée incontestablement efficace en termes de réduction des risques d’épidémie (VIH et VHC) ces dernières années. Mais qu’elle devienne hégémonique, qu’elle constitue désormais l’alpha et l’oméga en matière de traitement en quelque sorte, c’est une autre affaire ! Nous sommes parvenus de nos jours à un point tel que toute idée d’abstinence tend à devenir taboue dans les débats au sein des intervenants en addictologie ! »

 

 Il est vrai que ces journées étaient officiellement placées sous le signe des rapports de la médecine et des addictions. Cependant, le Président actuel de l’ANITEA ayant annoncé dans son éditorial de début d’année une discussion sur l’abstinence en compagnie des NA, on pouvait espérer une petite évolution de ce côté. Ces journées étaient quoi qu’il en soit une bonne occasion de donner un signe, si minime fût-il.

Dans cette perspective, mon livre (Les groupes d’entraide) n’est certes pas celui d’une « pointure ». Mais, dans la mesure où il cherche à faire reconnaître la valeur thérapeutique et sociale des fraternités, il a au moins le mérite d’une perspective originale en France. Quoi qu’il en soit, bon nombre de membres des groupes tendent à s’y reconnaître, le point de vue adopté n’étant pas celui surplombant du savant, mais l’interprétation des acteurs sur leur propre expérience. En ce sens, y sont déployés les virtualités, l’horizon, ainsi que les limites de la méthode.

Autrement dit, sans se substituer à qui que ce soit, ce livre, écrit par un intervenant, aurait pu faire l’interface entre professionnels et groupes, au moins symboliquement. Et, compte tenu de la participation à ces journées du sociologue J.A. Suissa – auteur du très critique Monde des AA -, il eût été possible d’éviter tout parti pris en annonçant par exemple en fin de discours la présence de deux auteurs traitant des fraternités de façon très différente. Une telle annonce eût constitué un signe, minime mais tangible, que les propos éditoriaux sus mentionnés constituaient autre chose qu’un simple effet d’annonce politicien. Mais, rien n’est venu, déterminants sociaux et forces corporatives semblant décidément très rigoureux.

 

Pas de surprise donc, concernant la perception, ou l’absence de perception qu’ont les intervenants des fraternités. Encore une fois, il n’en n’est tout simplement jamais question. Pour ces gens, au pire, les groupes sont des sectes, au mieux des sas de transition avant une thérapie réelle, ou même (ce qui est la même chose pour eux) une prise de psychotropes ou de substitution inévitable. Ainsi, mon sentiment de décalage – voire d’étrangeté, ou d’étrangèreté - n’était pas seulement lié au retour de Compostelle, mais à mon point de vue minoritaire sur ce sujet.

Rien de bien nouveau pour moi dans ce déni de reconnaissance ; dans une note du deuxième chapitre de mon livre où je fais une sorte d’inventaire sous forme d’échelle de la reconnaissance concernant la réception des fraternités en France, voici ce que j’écris :

 

«… [au niveau 1 – le plus bas, celui du déni pur et simple de reconnaissance] le Docteur A. Morel (un ancien Président de l’ANITEA, si je ne m’abuse), dans son ouvrage de référence (2003) très complet et faisant consensus dans le milieu du soin en toxicomanie, ne critique pas vraiment les groupes ; pour lui, ils n’existent pas, tout simplement ; il les ignore ostensiblement, se contentant dans un § lapidaire (et perfide ?) de préciser qu’un ancien toxicomane ne fait pas forcément un bon thérapeute ».

 

C’est donc cet état d’esprit que j’ai retrouvé à Arcachon où, après les séances plénières, eurent lieu les symposiums.

Dans l’un d’entre eux, il fut question de groupes d’entraide en alcoologie ; Vie libre, Croix d’or furent cités, mais pas AA. J’en arrive à diagnostiquer jusqu’à une impossibilité de prononcer le nom de NA ou AA, une sorte de tabou, de blocage inconscient, comme ces patients qui éprouvent une impossibilité à symboliser leur expérience. Autre stratégie d’évitement, de déni de reconnaissance que je remarque de plus en plus : l’amalgame douteux, le flou artistique maintenu à dessein entre les groupes d’usagers de drogues et les groupes en 12 étapes. Sous le vocable de « groupes d’entraide » ou de « groupes d’auto support », on ne sait jamais vraiment de qui on parle ; sauf quand il s’agit de critiques : là, les choses sont claires, ce sont toujours les fraternités qui sont visées (religiosité, extrémisme, comportementalisme, etc.). Cependant, je réalise rétrospectivement que le titre de mon livre (Les groupes d’entraide) lui-même – proposé par l’éditeur pour des raisons commerciales – est ambigu, et qu’il participe à ce flou. Il est vrai aussi que – de par leur fonctionnement et leurs traditions – les groupes n’incitent pas à ce que l’on parle d’eux, ou avec eux. De fait, on ne sait jamais très bien ce qui est permis, si l’on ne risque pas un impair par rapport à l’anonymat et aux traditions, etc.

Dans ce symposium, il fut donc question (entre autres) de groupes d’auto support dans les addictions. Sans que personne ne sache vraiment de qui il s’agissait (ASUD et leur journal ? Les bénéficiaires de la substitution ?). Quelles sont ces associations d'auto support ? Dans un domaine où « l'addictologie fait de la politique en prétendant faire de la science », comme le dit l’un des intervenants, ne serait-ce pas une catégorie inventée opportunément pour soutenir la politique de RDR, idée permettant d'alimenter celle d'un toxicomane responsable ?

Autrement dit, pour des raisons idéologiques, corporatives, politiques et psychologiques, des centaines d’intervenants en toxicomanie réunis professionnellement autour de la question des addictions réalisent la performance d’évoquer longuement des groupes fantasmés (censés avoir une conscience politique : parce que des usagers adhèrent à des programmes, ou même à des mesures de dépénalisation, il acquérraient automatiquement une conscience politique), mais de faire l’impasse sur des groupes concrets, constitués (au bas mot) de milliers d’individus « de chair et d’os », comme disait Marx, qui entrent dans des programmes de recouvrance, qui se réunissent quotidiennement pour rester sobres, pour  se soutenir et reconstruire du lien.

 

J’avais pour ma part choisi le symposium sur les soins résidentiels. Nous eûmes, entre autres, un exposé clair sur son expérience socio thérapeutique de G. Van der Straten, Directeur du Centre Trampoline en Belgique. Pour résumer, il s’agit de la variante belge de la méthode Minnesota. Au moment des questions dans la salle, une dame (une administrative, je crois), réagit sur cet exposé, et parla d’un OVNI dans le paysage du soin, pour nous français. Je ne pouvais pas ne pas réagir devant cette remarque qui me semblait extrêmement significative de la situation française, et qui illustrait si bien l’analyse que je développe dans mes chap. 3 et 4. Mal m’en prit : sans doutes fus-je maladroit en parlant de mon livre à ce moment là. Quoi qu’il en soit, à l’évocation des thèmes de l’abstinence et des fraternités, je pris une volée de bois vert, l’hostilité fut palpable, et tous ces travailleurs sociaux « sympas », montrèrent un autre visage.

Ce visage, je le connais. Cette scène de rejet, qui n’est pas nouvelle pour moi, ainsi que celles de l’autre symposium, ne sont que des avatars supplémentaires d’une attitude classique de mépris et d’ostracisme de la part de la corporation des intervenants.

 

Pour être juste, je dirais que les intervenants - travailleurs sociaux, médecins, la plupart des psychologues – n’ont probablement rien contre les parcours de recouvrance dès lors qu’ils en sont les initiateurs ; ce qui les met en concurrence, en tension avec les membres des fraternités (pour des raisons corporatives, politiques, culturelles et géo philosophiques que j’explique dans mes chap. 2, 3 et 4). Mais, en écoutant le Dr Jacques, je me suis souvenu des propos de l’un de ses collègues bruxellois (le Dr Reizinger) que j’avais rencontré dans les années 80, lui aussi initiateur de la substitution (Temgésic). Et je me dis que l’on pourrait être plus féroce envers ces intervenants. En effet, ils ne cessent de mettre en avant la question de l’éthique, le respect dû aux usagers, etc. (d’où la faveur actuelle dont jouit actuellement le care dans ce milieu). Mais par ailleurs, et quoi qu’elle s’en défende, cette corporation est tout à fait perméable aux fantasmes, préjugés, sentiments, pulsions qui traversent la société. Et à cet égard, je décèle aussi pour ma part dans cette attitude un rapport compassionnel, rapport tissé en son fond d’une forme de sadisme, l’usager étant toujours quoi qu’il en soit en situation d’infériorité. De mémoire, le Dr Reizinger écrivait (dans Arrêter l’héroïne) que le toxicomane qui s’en sort réellement éveille la tendance sadique de la société. Comme le sportif qui, aux Jeux Olympiques, ne parvient pas à battre des records, il déçoit : son destin étant de mourir, finir en prison ou à l’asile, s'il ne le fait pas, il dérange inconsciemment (et j’ajouterais : à moins que l’on tire de cette recouvrance des bénéfices en termes de capital social et symbolique, de reconnaissance professionnelle). C’est cette dimension qui manque dans mon chap. 2 expliquant les raisons des résistances aux fraternités en France : si l’analyse en termes de sadisme est juste, inconsciemment, on comprendra que les intervenants mettent toute sorte de freins à cette recouvrance.

 

Les acteurs de cette scène feront bien sûr comme ils le souhaiteront. Je suggère simplement que, sans même parler des différences théoriques et idéologiques qui ne sont jamais que des effets, les déterminants sociologiques et les forces corporatives sont trop puissants, les arrière plans culturels et géo philosophiques trop différents en l’état, pour qu’un dialogue positif ait quelque chance d’aboutir à des résultats concrèts.

Dans ce contexte, de mon point de vue, l’idée de « discuter de l’abstinence en compagnie des NA » relève surtout de l’effet d’annonce, d’une volonté de consensus dont la visée politique est sans doute de positionner l’ANITEA, de la faire apparaître comme une instance œcuménique qui chapeaute toutes les alternatives thérapeutiques. Dans les faits, nous sommes dans le domaine des faux semblants, voire du jeu de dupes. Dès lors, je crois que chacun (les groupes et l’ANITEA) a intérêt à abandonner cette danse - où l’on fait semblant de croire que l’on travaille avec l’autre, que l’on se comprend, alors que les actions concrètes des protagonistes sont antinomiques. A mon sens, chacun ferait mieux de rester soi-même, sous peine d’une perversion mutuelle des principes. Ce ne serait d’ailleurs pas un drame. La vie continue.

 

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Que les intervenants aillent donc au bout de leur logique de RDR, avec les salles de consommation, qui semblent être la grande affaire actuelle de l’ANITEA. Quant aux fraternités, elles ont besoin de faire passer leur message, cette dimension de transmission faisant partie intégrante de leur programme. Mais, ont-elles besoin de l’ANITEA pour cela ? Il existe d’autres alternatives - le lien direct avec le grand public, par exemple, ou encore des instances comme la MILDT (Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie).

Quant à moi, je connais le prix de ma fidélité à mes idées, et je ne crains, ni n’espère plus rien. Ces idées ne consistent pas dans une adhésion aveugle aux principes des groupes, et je partage certaines critiques du livre de J.A. Suissa auquel je vais répondre dans un prochain article. Mais, j’ai aussi quelques arguments face à ces critiques bien connues, et je continue globalement à penser que les groupes méritent plus de reconnaissance dans notre pays. Les politiques de RDR et de distribution de substitution ont certes ceci de positif (entre autres) qu’elles ont permis à des personnes marginalisées de rencontrer pour la première fois les dispositifs de soins. Mais ce n’est pas non plus par hasard qu’un intervenant lors d’un symposium affirma que "les traitements de substitution deviennent une cage après avoir été un instrument de libération ». A cet égard, je persiste à penser qu’une démarche d’abstinence bien menée est une épreuve, mais aussi un vecteur de connaissance de soi, d’estime de soi, en bref une entreprise passionnante de resubjectivation. Et, de ce point de vue, les fraternités, forts d’une expérience maintenant assez ancienne, fournissent un cadre de référence appréciable sur divers plans.

En tant qu’accueillant dans l’association qui m’emploie, je continuerai probablement à recevoir de plus en plus de personnes (ce qui semble être le cas depuis la publication de mon livre) qui cherchent une autre prise en charge que le tout substitution proposé actuellement dans la plupart des Centres. Dans ces conditions, sans doute continuerai-je aussi à être mal vu de la profession, et à aussi peu m’en formaliser.

Et je ne manquerai pas non plus de m’appuyer encore plus sur la consistance de la démarche des membres des groupes pour développer mes propres ateliers culturels et socio thérapeutiques - notamment l’initiation à la philosophie où des séances sur le stoïcisme, l’art d’aimer, ou encore la liberté prennent alors tout leur sens.

 

 

 

 

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23 mai 2010 7 23 /05 /mai /2010 00:22

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  http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=30395

 

 

"La récompense de la vertu est dans la pratique de la vertu elle-même"

Spinoza, Ethique

 

A l'heure où il est question de savoir dans quelle mesure il est  - moralement,  politiquement, légalement - possible d'organiser des "apéros" géants par l'intermédiaire de Facebook, le moins que l'on puisse dire, c'est que l'abstinence n'est pas vraiment "tendance". Politiquement incorrecte, il m'a semblé néanmoins intéressant de questionner cette notion.

L’abstinence est-elle une notion nécessairement négative, synonyme de privation ? S’agit-il d’une idée dépassée et archaïque, voire quelle que peu réactionnaire ? A l’inverse, se pourrait-il au contraire que, bien comprise, elle soit source de joie et de plénitude, de connaissance et d’estime de soi ?

 

Dans le Texte 2 (Injecter du pluralisme ) de cette catégorie du blog (groupes d'entraide ), il était question de la compatibilité possible ou non des fraternités et du système de soins français. On le sait, les groupes privilégient l’abstinence, et considèrent qu’il s’agit d’une condition incontournable de la recouvrance. Or, prenant acte d’un certain nombre d’évolutions de notre société, la politique de soins des addictions tend de plus en plus à établir des stratégies de gestion des risques et de gestion des plaisirs, mettant en priorité l’accent sur la responsabilité de l’individu consommateur. Elle cherche à éviter par conséquent les alternatives binaires entre l’abstinence et la consommation, considérées désormais comme stériles, peu réalistes, et surtout dépassées dans le contexte social actuel (c’est peut-être moins évident en alcoologie). Dès lors, et par contre coup, l’option « abstinence » se retrouve enrobée d’un parfum de radicalité qui constitue sans doute un obstacle en termes de reconnaissance institutionnelle de la validité de ces groupes.

 

Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur cette politique qui, certes, n’est pas dénuée d’une certaine subtilité, mais qui revient, de fait, à exclure l’alternative de l’abstinence. Mais ce n’est pas sous cet angle que je souhaite aborder la question de l’abstinence dans cet article. Une remise en cause, une critique de cette politique pourra éventuellement faire l’objet d’un autre article (pour ces questions et la perspective selon laquelle j'aborde la question des fraternités dans mon livre, voir Texte 1. Livre sur les groupes d'entraide ). Il s’agit plutôt ici de voir plus précisément dans quelle mesure l’abstinence mérite ou non cette réputation - ou cette image - peu engageante, et s’il est possible de l’améliorer. A cet égard, je reprends  dans cet article des thèmes que j’aborde dans les chap. 2 et 5 de mon livre, en leur donnant toutefois une extension plus large.

 

Tout d’abord, je parlerais d’une inaptitude - ou de maladresse - dans le choix des signifiants, en ce qui concerne les fraternités françaises. Cela n’explique pas tout, bien sûr, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que leur choix de traduction n’est pas engageant.  Il est un fait, par exemple, que le terme même « abstinence », avec son préfixe privatif, donne inévitablement le sentiment d’une restriction, et tend à faire signe vers la pénitence. Il en va de même pour « rétablissement ». Quoi de plus rébarbatif en effet que ces mots dans la langue française ? Le passage de l’anglais au français permettait pourtant d’autres choix. Il eût suffit de réactualiser l’emploi de deux mots de l’ancien français, à usage plutôt littéraire, comme « sobriété » et « recouvrance », pour que l’image des fraternités s’en fût trouvée en partie améliorée. Le signifiant peu usité « recouvrance » (issu du verbe « recouvrer »), pour traduire « recovering », aurait induit des images bien plus agréables et poétiques – on s’embarque dans l’aventure de la recouvrance - que le sinistre « rétablissement », fleurant le redressement, l’orthopédie sociale, la morale d’internat, le sabre et le goupillon. Un sémiologue expliquerait d'ailleurs très bien que le morphème [ãs] est plus porteur, et surtout signe d’ouverture.  

 

Dans cet ordre d'idées, « sobriété », avec sa connotation positive qui renvoie à une « sobriété heureuse », pour reprendre la formule de l’éco agriculteur Pierre Rabhi, correspond au « sobriety » anglo-saxon. Cette notion eût été bien préférable que la notion rébarbative «abstinence», dont le préfixe privatif fait immanquablement signe vers une logique restrictionniste (d’autant que cette logique est inévitablement colonisée par une logique prohibitionniste). Le choix du terme « sobriété » – comme celui du terme « tempérance », d’ailleurs – eût été possible car, dans leur acception ancienne, ces mots renvoient effectivement à ce que nous entendons aujourd’hui par « abstinence », plutôt qu’à ce que nous comprenons par « sobriété » (consommation très modérée).

 

Dans les deux cas – abstinence ou sobriété –, il est question de ne pas consommer.  Plus loin, on pourrait dire que, dans un cas comme dans l’autre, cette pratique fait signe vers des formes de religiosité, voire de monachisme. Mais dans le premier, il s’agit de restriction pure, de négativité, de privation. Dans l’autre cas, il s’agit d’une espèce d’ascèse, d’une discipline de soi, qui, dans sa pratique quotidienne, peut devenir une source de joie ; un peu comme le sage prend du plaisir à la pratique de la méditation ou du yoga, ou encore le Maître zen avec le tir à l’arc. Peut-être aussi une manière plus concrète de comprendre, ou de vivre le "juste pour aujourd'hui" comme une présence à soi-même (Texte 2. Installer la présence). Autrement dit, la pratique de la sobriété devient ainsi une source d’évolution, de maturation, un véritable art de vivre ayant trait à la connaissance de soi et permettant d’atteindre une forme de plénitude (Texte 2. Considérations sur l'art d'aimer ). Plus encore, la joie inhérente à cette pratique n'est pas une récompense, surnuméraire, après coup, de la pratique de la sobriété comme souci de soi ; cette joie est immanente à la pratique, elle est contenue dans la sobriété.  

 

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Rien n’empêche à mon sens que l’abstinence totale reste le dogme et le paradigme dominants des fraternités. Mais se pose un problème d’interprétation : il est en effet possible de comprendre cette nécessité de l’abstinence comme un moyen vers un mieux-être. Et cela à des fins de (re)construction de soi dans un premier temps, puis d’évolution spirituelle ou existentielle ensuite (ou corrélativement). Je parlerais plutôt de sobriété en ce qui concerne cette approche plus vivante, cette attitude caractérisée par l’ouverture. A l’inverse, cette abstinence peut être interprétée comme une fin en soi. On pourrait dire qu’il s’agit simplement d’une question de focalisation. Mais la distinction est importante dans la mesure où elle engage des attitudes très différentes. La fermeture de l’abstinence fait pendant à l’ouverture de la sobriété, fermeture qui peut être source de tension, ou encore de sclérose. En outre, l’un des risques, comme toujours avec ce type d’interprétation, - et cela dans la plupart des traditions -, c’est que la fermeture entraîne des phénomènes d’exclusion, ne serait-ce qu’à des fins d’auto protection du groupe.

 

Rien n’est simple cependant. Parler uniquement de sobriété, par exemple, peut entraîner une ambiguïté préjudiciable dans l'esprit de certains. Et, de ce fait, il vaut mieux être clair. Plus généralement, la difficulté, voire le paradoxe, c'est que la fermeture est aussi nécessaire que l’ouverture à la survie et à la construction identitaire du groupe. Privilégier de façon naïve l’ouverture s’avèrerait contre productif et dangereux. C’est donc en partie la fermeture qui confère sa vie au groupe ; mais un groupe ne peut être considéré comme un système clos ne recevant aucun apport extérieur. C’est un système ouvert devant être en permanence alimenté sous peine de dérèglement organisationnel et de dépérissement. Etat de déséquilibre permanent, assez fragile donc, ne serait-ce que parce que, si les structures restent les mêmes, les constituants changent. Le paradoxe, c’est qu’en un sens le système doit se fermer au monde extérieur afin de maintenir ses structures et son milieu intérieur qui, sinon, se désintègreraient. Mais c’est son ouverture qui permet cette fermeture.  D’une certaine façon, c’est sans doute aussi vrai du dogme. Il doit rester vivant. Il ne vit donc que des différentes interprétations qui en sont faites, et même des résistances qu'on lui oppose. Il convient donc d'imaginer une sorte de dialectique - ou une dialogique - et de se situer toujours sur une sorte de crête, à la limite entre ouverture et fermeture, sachant que la réflexion est à reprendre sans cesse. Là est toute la difficulté, mais aussi ce qui fait l'intérêt, la virtuosité et la beauté de cet engagement.

 

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Quoi qu’il en soit, il me semble qu'il est possible de conférer à cette conception ouverte de l’abstinence – la sobriété – une valeur éthique. De ce point de vue en effet, loin d’être simplement une velléité réactionnaire, je crois qu'il est possible de l'interpréter de façon stoïcienne, à la fois comme souci de soi, attention à l'autre et aussi infra résistance. Résistance indidividuelle et communautaire (et non communautarienne) à une manière de vivre, d’être dirigé par un pouvoir inféodé à l’économique et aux intérêts d’un marché qui tend à envahir toutes les sphères de notre vie. Contre conduite vis à vis d’une représentation du monde imposée par la vaste entreprise de marketing qui conditionne nos désirs. Plus loin, alors que nous sommes de plus en plus soumis à l’injonction surmoïque de la jouissance à tout prix, peut-être la sobriété est-elle une façon de détourner cette aliénation, de subvertir la standardisation progressive de nos modes de vie, de résister à ce façonnage homogénéisant qui nous dépossède de nous-mêmes pour nous transformer en individu consommateur.

 

Il est certes de bon ton de dénoncer la sobriété comme une conduite de soi archaïque et moralisante, une attitude de soumission à un supposé ordre moral réactionnaire duquel la lucidité commanderait au contraire de s’émanciper. Mais, à l’encontre d’une indexation de la liberté à la libre consommation, la sobriété ne recèle-elle pas un potentiel de résistance ? En effet, les groupes, forts de leur savoir et de leur potentiel de résistance, ne constitueraient-ils pas l’un de ces chemins de traverse à partir desquels peuvent s’engager aujourd’hui des formes diverses de réappropriation de soi-même, de même que des relations sociales régies par l'esprit du don ?

 

Selon ce dernier point de vue, je considère en effet que la sobriété fait sans doute partie de ces alternatives sociales pouvant être inscrites dans l'esprit du don. Et celà au sens où, à l'aune de cet esprit, les hommes privilégient la relation sur les choses. Se trouve alors mis en jeu la dimension symbolique de l'existence, dans laquelle nous nous manifestons estime et respect mutuels, et le fait que nous valons plus que les choses que nous échangeons - lesquelles ne sont jamais qu'un support éphémère de ces relations. Ce qui n'exclue pas des relations antagonistes - inutile de tomber dans un angélisme de mauvais aloi - qui ne constituent pas un drame en elles-mêmes. 

   

Pour finir en accord avec le stoïcisme, j'évoquerais ici la notion (chère également à nietzsche) « d’amor fati », d’amour du destin. Je veux dire que le chemin vers la sobriété requiert d’aller puiser en soi-même des ressources peut-être insoupçonnées jusque là. Ruse de la raison - ou de la nature -, parce qu’elles sont confrontées à cette problématique génératrice de souffrance qu'est l'addiction, les personnes choisissant la voie de l'abstinence peuvent interpréter leur démarche comme un parcours un peu initiatique, une quête qui est au principe de la découverte de dimensions inconnues et plus authentiques de soi et du rapport à l'autre. En même temps, cet effort pour élaborer des stratégies sur ce parcours de la connaissance de soi et de l'autre peut être considéré comme une démarche féconde de désaliénation. Une occasion en quelque sorte de découvrir des richesses en soi-même et d’exprimer des potentiels propres.

 

        

En conclusion, je dirais que considérer l'abstinence comme une fin en soi fait courir le risque de sclérose, de repli sur soi, en bref de s'extraire du courant de la vie. Pourtant, d'un autre côté,  la "récompense" de l'abstinence n'est pas à rechercher ailleurs qu'en elle-même, dans la joie qui monte et qui est consubstantielle à cette "pratique de soi" quotidienne - laquelle confine finalement à un véritable art. Là comme ailleurs, nous sommes face à une complexité et un ensemble de contradictions constitutives de la vie, de sa force, de sa difficulté, mais aussi de sa beauté. La frontière est fragile entre la fermeture de l'abstinence et l'ouverture de la sobriété. Dans cet équilibre toujours instable, il convient de rester en éveil afin que cette démarche s’avère et reste une source génératrice d'un processus de « subjectivation de soi par soi », ou encore de ce j’appelle une « expérience-source d’évolution existentielle ».

 

 

A suivre : La puissance supérieure.

 

 

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1 mai 2010 6 01 /05 /mai /2010 06:47

 

Groupes d'entraide

 

 

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"Une personnalité ne trouve précisément sa quintessence que dans l'effort qu'elle déploie pour surmonter sa souffrance"

Alexandre Jollien 

Comme je l'ai indiqué dans le précédent message (Texte 1. Livre sur les groupes d'entraide ), l'un des buts de ce livre sur les groupes d'entraide était d'injecter un peu de pluralisme dans le milieu du soin des addictions, totalement tourné vers la réduction des risques depuis plusieurs années ; il s'agissait de se demander si l'on devait se résoudre à un modèle unique, ou si une approche pluraliste est encore possible (modèle de RDR certes, - et encore une fois elle est nécessaire et bienvenue -, mais aussi modèle d’abstinence en 12 étapes, modèle de gestion expérientielle, et d'autres encore, sans doutes). Toutefois, compte tenu de l'orientation assumée de mon livre il s'agissait surtout de voir si le système de soins français était compatible avec les fraternités.

Malheureusement, très peu de professionnels ont daigné honorer de leur présence cette soirée dans laquelle une discussion ouverte était possible. Il est vrai que (mea culpa) la date était mal choisie, et que des personnalités comme Anne Copel ou JP Couteron ont eu des empêchements (professionnels et familiaux).

 

 Quoi qu'il en soit, dans une perspective pluraliste, la problématique est pour moi la suivante : on peut imaginer un spectre ; à l’une de ses extrémités, des personnes, des associations comme ASUD, voire des professionnels, dont la position consiste à dire qu’il n’existe pas tant un problème de consommation ou de dépendance, qu’une situation sociale stigmatisante, des interdits, etc., eux-mêmes au principe des difficultés et des souffrances liées aux substances. Le problème serait donc de travailler à changer le regard de la société, voire les lois, et à réduire risques et souffrances en attendant (avec des TSO, etc.).

         A l’autre extrémité, les fraternités pour qui la dépendance est un réel problème, un problème en soi en quelque sorte, mais qui considèrent que cette épreuve peut-être appréhendée comme une source existentielle d’évolution, qu’elle peut s’inscrire dans une démarche permettant d’accéder à « la vraie vie », à une seconde vie quoi qu'il en soit, et qui proposent pour cela une méthode passant par l’abstinence.

         Entre les deux, divers organismes et agents qui prennent acte d’un certain nombre d’évolutions inhérentes à notre société hyper moderne, qui se donnent pour finalités de réduire des souffrances, qui combinent et pondèrent accompagnement socio éducatif et RDR. D’autres encore voient le problème en termes d’éducation, de gestion expérientielle des plaisirs ; sans oublier la psychanalyse, les TCC, etc., qui s'insèrent à divers niveaux dans cette configuration.

         Ces différentes options peuvent-elles coexister au sein d’un système de soins pluraliste, ou des choix sont-ils inévitables, - et, en ce cas, les jeux sont déjà faits (et donc, chacun pour soi) ? Sachant que, à mon humble avis, la solution ne peut se trouver dans une moyenne ou un consensus mou.

 

  UNE APPROCHE STOÏCIENNE

         De la discussion que nous avons eue au restaurant après la signature à l'espace Harmattan, je conclue que la dimension idéologique du soin ne peut être esquivée, sauf à jouer les Tartuffe; l'alternative se situerait donc entre une approche visant à réduire la souffrance, approche très en phase  avec l'évolution moderne de la société qui tend à esquiver tout ce qui peut constituer le tragique de l'existence, et une autre approche (plutôt celle des fraternités et que personnellement je privilégie également), que j'appelle stoïcienne - mais qui est aussi teintée de nietzschéisme. Celle-ci consisterait à intégrer la dimension de la souffrance dans le suivi socio psycho éducatif, dans la mesure où cette dernière peut être transformée en une source d'évolution existentielle. C'est aussi un choix de société : comme le disait Nietzsche, les forts aussi doivent être protégés. 

 

          Tout le problème étant de savoir si une telle approche est institutionnalisable, ou si elle est définitivement réservée aux francs tireurs, ou, au mieux à certains membres des fraternités, - et sans que cette expérience soit universalisable de quelque manière que ce soit.

 

Dans le prochain message: la question de l'abstinence

 

A venir: la puissance supérieure

 

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La transmission de la philosophie et de l'esthétique est une chose difficile qui requiert la concentration de l'étudiant. Elle ne relève donc pas d'un discours démagogique ou sophistique dont la popularité médiatique n'a souvent d'égal que la pauvreté conceptuelle. Inversement, à l'attention des profanes, il ne peut s'agir non plus de procéder selon un discours élitiste, du type normalien. En ce qui me concerne, je dirais que mon but et ma profession de foi, que ce soit dans mes conférences, mes ateliers ou sur ce blog, c'est de tendre à rendre accessibles ces choses difficiles avec un minimum de déperdition conceptuelle.

 

 

 

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Penser la violence ; l'oeuvre de Girard

Paru en Mars 2018 chez HDiffusion, Penser la violence de Pascal Coulon. 20 euro dans toutes les "bonnes librairies"

 

 

La violence a fait au cours des deux derniers siècles l'objet d'une pléthore de recherches dans bien des domaines, et nombreux sont les livres qui ont traité de la question en lui apportant des réponses fécondes. Bien peu cependant l'ont abordée dans sa dimension génétique essentielle de violence fondatrice. Et, pour cause ! Penser que toutes les communautés humaines et l'ensemble des processus civilisateurs, avec leurs rites, leurs cultures, etc., trouvent leurs origines dans une violence radicale qui en constitue la fondation ne va pas de soi ! De ce point de vue, Freud semble bien avoir la paternité de l'idée fondamentale d'un meurtre initial, paradoxalement à la source de la civilisation, de la morale et de la religion. Mais ne s'agit-il pas d'un mythe ? La question de la violence ne requiert-elle pas plutôt une méthode indiciaire, s'appuyant sur des recherches et un matériau anthropologiques ? L'oeuvre de René Girard tend dans un effort continu, magistral et souvent solitaire à remonter contre vents et marées aux sources d'une violence à la fois effective, revenant périodiquement, fondatrice et génétique. Sans omettre les failles de la doctrine, l'auteur met clairement en évidence l'articulation des théories girardiennes, désir mimétique, victime émissaire, méconnaissance, et nous en découvre la fécondité pour penser notre époque. (4ème de couverture)

Pages

LES GROUPES D'ENTRAIDE

Pascal Coulon, LES GROUPES D'ENTRAIDE

Une thérapie contemporaine

Psycho-Logiques
 

De nombreuses personnes trouvent dans les groupes d'entraide des ressources pour lutter contre leurs souffrances, se reconstruire psychologiquement et recréer du lien social. Quel est le véritable potentiel de ces groupes ? Quelles sont les origines de ces fraternités ? Quelles sont leurs valeurs ? Comment expliquer leur relative confidentialité et les résistances que ces groupes rencontrent en France ? Cet ouvrage met en lumière les polémiques qui opposent vainement la psychanalyse aux autres thérapeutiques de groupe face aux sujets addictés.


L'Harmattan, 22,50 euro
ISBN : 978-2-296-10844-8 • février 2010 • 226 pages

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